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« L’histoire de l’Union européenne est celle d’une impuissance qui a conduit à un ‘fake state’ »

jeudi 23 mai 2019 par Propos recueillis par Ella Micheletti.

Frédéric Farah est économiste, enseignant à l’Université Panthéon-Sorbonne (Paris I) et chercheur affilié au centre PHARE. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Introduction inquiète à la Macron-Économie (avec Thomas Porcher, Éd. Les Petits Matin, 2019) Europe, la grande liquidation démocratique (Éd. Bréal, 2017). Il publiera bientôt Comprendre l’euro, aux éditions Bréal. Voix de l’Hexagone l’a rencontré pour évoquer la monnaie unique, la dette et les politiques économiques.

Voix de l’Hexagone : À la veille des élections européennes, on entend à nouveau le refrain de « l’Europe sociale » qu’il faudrait désormais bâtir. Pour vous, une telle Europe peut-elle exister ?

Frédéric Farah  : Je crois que dans le cadre européen tel qu’il est, elle ne peut pas exister. Tout d’abord, qu’entend-t-on par « Europe sociale » ? Soit le social se traduit à travers des politiques économiques qui ont pour objectif de limiter la logique de marchandisation ou de concurrence, soit le social est abordé à la manière allemande en étant rendu autant que faire se peut compatible avec le marché. Comme personne, en Europe, ne s’entend sur la définition du social, le malentendu existe dès le départ.

Le social à la française reposait sur un système d’économie mixte, comme en Italie à une certaine époque. À côté du secteur privé existait une économie publique et un État social qui avait pour vocation de démarchandiser la société (par exemple le SMIC dont le seuil est déterminé par des institutions, non par des forces de marché). La question est donc de savoir ce que les Européens mettent derrière le social : des droits à accorder à des travailleurs ou une Europe sociale ambitieuse comme un projet ayant vocation à la réduction des inégalités.

Deuxième chose : à partir du moment où l’on inscrit comme liberté fondamentale de l’Union européenne la libre circulation des capitaux et que la protection sociale reste rivée à un territoire, le capital courra toujours plus vite que le travail ou le social ! Les États se retrouvent dans une course à l’attractivité parce que le capital se déplace librement. Dans ce cadre-là, l’Europe sociale n’est pas possible. De plus, l’euro tel qu’il est structuré rend inenvisageable le social. À partir du moment où on construit une monnaie unique, il n’y a plus d’ajustement par le taux de change mais seulement par le travail.

Enfin, dernière chose, le social ce ne doit pas être simplement des mots. C’est une communauté de redistribution si on accepte l’idée du social comme correction des inégalités. Or le budget européen, dans les traités, ne peut pas être en déficit mais toujours à l’équilibre. Et ce budget ne représente que 1 % du PIB européen. Résultat des courses, il n’y a pas de réelle communauté de transfert. Je ne vois pas où le social peut conduire dans cette Europe, si ce n’est à des mesurettes certes défendables (congés maternité, durée du travail, par exemple). Mais on ne peut pas aller jusqu’à corriger le marché ou le limiter. D’ailleurs, politiquement, où sont les majorités en Europe qui voudraient cela ? Je ne suis pas sûr qu’il en existe… Il faut nommer les choses et ne pas se contenter de slogans de campagne pour prendre en compte le thème à la mode des inégalités. L’Europe sociale est l’Arlésienne dont on nous parle depuis des années.

VdH : Les partisans de la construction européenne agitent souvent l’épouvantail d’une sortie de l’Union ou de l’euro pour dissuader les électeurs de se détourner du projet européen. Quelles conséquences produiraient la sortie de l’euro voire celle de l’Union européenne ?

F.F. : Il y a plusieurs choses à dire à ce sujet. Évidemment, ce serait difficile. Les adversaires de la sortie de l’euro ou de l’Union sont organisés, structurés, nombreux. Les médias par leurs articles ou les milieux financiers par la spéculation, rendront ce projet non viable. Qu’est-ce que le cas britannique et le cas grec nous ont appris ? Le premier nous a montré qu’il pouvait être douloureux de sortir puisque l’Union européenne a tout fait pour rendre le Brexit compliqué avec de surcroît une attitude punitive qui contredit complètement l’idée d’une Europe porteuse de paix et d’amour des peuples… Le second démontre que rester dans cet édifice fait payer un prix extrêmement élevé. La Grèce, en assurant qu’elle ne sortirait pas, s’est laissée imposer tout ce que voulait l’Union européenne jusqu’à la pantalonnade finale de Tsipras. Il faut surmonter cette peur et consentir à l’idée que quitter l’Union et la zone euro représente la condition nécessaire pour espérer autre chose que ce que nous avons aujourd’hui.

Si la France initiait ce mouvement, l’Union européenne serait peut-être obligée de se recomposer ou de disparaître. Il serait de toute façon inutile de se lancer dans les négociations type article 50 du Traité sur l’Union européenne. Au contraire, il faudrait poser un acte de souveraineté.

Quelles en seraient les conséquences ? Si on ne contient pas la circulation des capitaux, tout est perdu. Il faut savoir les contenir tout en garantissant la poursuite des paiements avec le reste du monde pour ne pas s’isoler. Il faut également « renationaliser » la Banque de France et récupérer l’outil monétaire. D’autre part, il faut réaffirmer de manière nette la primauté du droit national sur le droit européen. Dans la situation actuelle, la Cour de Justice de l’Union européenne qui applique le droit européen agit beaucoup plus dans le sens de l’intégration concurrentielle et libérale que l’action de la Commission européenne.

Avec une sortie de la zone euro, certains craignent la dévaluation de ce qui serait le nouveau franc. Cela signifierait que l’on vit avec une monnaie surévaluée, ce qui est effectivement le cas. En fait, c’est l’aveu même que l’on vit avec un boulet au pied ! Quant à la question de la dette, tout un débat a été mené, notamment par Jacques Sapir. Ces travaux montrent que les titres de dette sont en droit national et donc ne serait pas plus coûteux en principe si on quittait la monnaie unique. Sortir d’une situation comme la crise sociale des Gilets jaunes n’est possible qu’à condition de retrouver nos outils de politique économique.

Aujourd’hui, la France est un État qui ne peut pas agir sur ses taux de change ou d’intérêt, qui ne peut plus émettre de la monnaie ou nationaliser, qui ne peut pas avoir de politique commerciale autonome. Ce qui lui reste, c’est un peu de fiscalité… En gros, l’histoire de l’Union européenne est l’histoire d’une impuissance qui a conduit à ce que j’appelle un fake state, un « État bidon ».

La contestation sociale demande des réponses économiques et sociales mais l’État a organisé volontairement son impuissance. La sortie de l’euro et même la remise en cause de l’Union européenne sont les conditions pour se réapproprier un futur collectif. Tant que le domaine économique restera verrouillé, le débat se déportera sur les questions identitaires et culturelles…

S’émanciper des structures européennes est nécessaire pour faire de la question sociale la question centrale. Ce sera dur, car il n’y a pas de mesure économique sans qu’il y ait de gagnants ou de perdants Mais sans cela, on ne pourra rien faire, si ce n’est croire qu’il suffit de subvertir les règles et ne pas les appliquer.

VdH : La France Insoumise en appelle justement à la désobéissance aux traités. À côté, deux partis envisagent le Frexit (l’UPR et Les Patriotes). Le RN a tout simplement renoncé à sortir de l’UE et de l’euro. Quel regard portez-vous sur ces différentes stratégies et laquelle est réellement souverainiste ?

F.F. : Nous avons associé juridiquement, politiquement et économiquement notre destin non à l’Europe mais à cette construction qui s’appelle l’Union européenne. La France a intégré cela dans son bloc de constitutionnalité. Retrouver sa souveraineté passe donc par une réorganisation juridique profonde avec une révision de la Constitution qui sera de toute façon complexe (par le Congrès ? Par référendum ? Avec quelle majorité ?). Les obstacles sont nombreux. Mais si on ne revient pas là-dessus, l’affaire est pliée. L’Union européenne a pensé l’intégration par les leviers du droit et de l’économie. À supposer que l’on remette la main sur l’économie mais qu’on laisse le droit œuvrer, on restera perdant.

Au-delà des partis politiques actuels, pour lesquels je n’éprouve aucune sympathie particulière, je me pose la question suivante : existe-t-il aujourd’hui au plus haut niveau des hommes et des femmes convaincus qu’il faut mettre en œuvre d’autres orientations  ? Pour faire tourner un État, une administration, nous avons besoin d’une élite. S’il est de bon ton de critiquer ces dernières, le problème, ce n’est pas les élites en soi, c’est l’idéologie managériale contemporaine dont elles sont pétries, avec l’amour du privé et la perte du sens de l’État.

Voilà pourquoi supprimer l’ENA pour ouvrir une autre école ne changera rien si l’orientation à l’intérieur de la nouvelle structure reste la même. Donc, où sont ces élites capables de mettre en œuvre un tel projet de sortie des institutions européennes ? Voici une difficulté énorme. Cependant, je crois en la force des actes symboliques. Si on met en route un mouvement et qu’il existe dans le pays une réelle volonté, les obstacles seront techniques mais pas politiques.

Concernant les partis et leur stratégie, je voudrais d’abord faire une remarque. J’ai un peu de mal avec le qualificatif « souverainiste » parce que c’est le terme qu’ont employé ceux qui sont hostiles à la reprise en main de la souveraineté nationale. Quand on accepte les catégories de l’adversaire, on a déjà perdu.

Il faut revenir à la grammaire politique de base : la défense de la souveraineté nationale, établie dès la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Le « souverainisme » dans la bouche de l’adversaire sous-entend un usage dévoyé de la souveraineté, c’est-à-dire le repli, la crispation, le refus de l’autre, etc. À titre personnel, considérant que le chevènementisme n’a pas eu de successeur, je ne me reconnais dans aucune force politique aujourd’hui. Si on prend l’exemple de la France Insoumise : elle est déchirée intérieurement sur cette question. On l’a vu avec le départ de François Coq et Djordje Kuzmanovic, qui ont eu à subir des attaques ad hominem. De plus, je n’ai jamais cru à la stratégie plan A/plan B.

Aujourd’hui, il n’y a pas à mon sens une force politique comme a pu être un jour le chevènementisme : républicaine, laïque, ouverte, sociale, et qui défende la nation comme communauté politique et non comme communauté ethnique. La vie politique française telle qu’elle évolue m’inquiète beaucoup, en devenant une sorte de « machine à produire de la boue », pour reprendre la formule de l’écrivain italien Roberto Saviano. Je ne sais pas où se trouve clairement défendue cette idée de la souveraineté dont je parle.

VdH : Le Portugal vient d’offrir un exemple de remise en cause des orientations politiques européenne en mettant en œuvre une politique de relance et en s’affranchissant des préconisations austéritaires de la zone euro. N’est-ce pas la preuve que l’on peut mener des politiques économiques différentes au sein de l’Union européenne ?

F.F. : Le cas portugais est très intéressant car les autorités européennes – après nous avoir expliqué que « l’austérité expansive », selon leurs propres termes technocratiques, allait relancer la croissance grâce à la maîtrise des dettes qui motive les investisseurs – ont fait le constat de leur échec. Et là est tombé l’exemple du Portugal.

Derrière la belle histoire, l’envers du décor n’est pas si extraordinaire que cela. Ce qui a marché là-bas, ce n’est pas tellement la politique de relance… C’est vrai que le gouvernement a gelé les privatisations et prévu un budget pour revaloriser le SMIC, mais il a surtout développé des stratégies fiscales très agressives pour attirer notamment les retraités. On retrouve là une logique non-coopérative propre à l’Union européenne qui consiste à exporter son chômage chez le voisin. On a assisté à la compression du coût du travail avec une hausse de la précarité des jeunes Portugais, poussés à l’émigration. L’austérité a été aménagée mais les budgets d’investissement public ne sont pas suffisants, entraînant un retard dans les infrastructures et la subsistance de la précarité.

Le Portugal va mieux, mais ne va pas bien pour autant. Il ne faut pas oublier non plus comment l’actuelle majorité gouvernementale est née, avec un chef de l’État qui a tout fait pour en empêcher la formation. Le pays connaît un répit mais pas une réorientation. Il en a été de même, par exemple, en Italie : les corrections qu’a demandé le gouvernement dans son budget sont restées très modestes et l’Union européenne est tout de suite montée au créneau.

VdH : Le chômage en France a atteint son plus bas niveau depuis dix ans, s’établissant à 8,4 % de la population active au mois de mai. Ne peut-on pas y voir un certain succès de la politique économique du gouvernement ?

F.F. : Le petit mieux enregistré est dû à un léger sursaut la croissance qui n’est pas lui-même lié aux mesures Macron mais à cette micro-relance faite en décembre pour éteindre l’incendie allumé par les Gilets jaunes. Cela a donné un peu plus de pouvoir d’achat mais ce n’était pas prévu au programme d’Emmanuel Macron. Toutefois, on a pu percevoir un regain de l’emploi depuis plusieurs mois déjà. Pourquoi ?

Le marché du travail se définit par un flux d’entrants et un flux de sortants, non par la rencontre de l’offre et de la demande comme on nous le raconte. Cela veut dire que, chaque année, des gens entrent sur le marché du travail, d’autres en sortent. Toute la question est donc de savoir si le marché du travail est capable d’absorber ces entrants et ces sortants. À partir de 2004, on a pu observer un nombre de sortants de plus en plus important en raison de l’arrivée à la retraite des baby-boomers. Et même si la France s’est mieux comportée démographiquement que ses voisins entre 2000 et 2013, le nombre d’entrants reste moins important.

Contrairement à l’époque des Trente glorieuses où 4 ou 5 % de croissance étaient nécessaires pour créer de l’emploi, aujourd’hui moins de 2 % suffisent. Finalement, ce qui explique l’embellie du chômage, c’est principalement la croissance. La politique de M. Macron réside dans ce pari étrange qui consiste à dire que rendre la possibilité de licencier va donner envie d’embaucher… Or, la flexibilité permet au mieux l’adaptation de l’offre à la demande du travail mais pas une création supplémentaire d’emplois.

Économiquement, on ne peut pas dire que simplifier le Code du Travail se mesure en emplois créés. D’ailleurs, la loi El Khomri – et je ne parle même pas des ordonnances Pénicaud – n’a jamais fait l’objet d’une évaluation… On ne peut pas dire que le marché du travail réagisse à trente années de mesures de flexibilisation. Je pense donc que la politique de M. Macron n’a rien à voir là-dedans, mais il tire les marrons du feu. Sa politique économique est datée, dépassée. Elle n’est pas à la hauteur de la situation présente. Heureusement, pas mal de papiers sont publiés là-dessus par des économistes pour remettre les choses en place.

VdH : Maîtriser les déficits et réduire la dette sont les maîtres-mots de la politique budgétaire. En tant qu’économiste, pensez-vous que réduire la dette doit rester l’objectif prioritaire ?

F.F.  : Tout d’abord, cette crise dite des dettes et des déficits qui arrive en Europe se fonde sur un étrange paradoxe. Comparée au Japon et aux États-Unis, la zone euro est l’espace du monde où les dettes et déficits sont les mieux contrôlés et nous sommes excédentaires en matière d’épargne. Cela veut dire qu’on ne consomme pas tout notre revenu et qu’on peut couvrir nos besoins. Et voilà, étrangement, qu’arrive la crise des dettes souveraines.

C’est au Japon (250 % du PIB) ou aux États-Unis qu’elle aurait dû arriver. Les Français épargnent autour de 14-15 % de leurs revenus. La Chine produit plus qu’elle ne consomme et les États-Unis consomment plus qu’ils ne produisent. Résultat : les Chinois mettent à disposition des Américains, par le canal financier, leur épargne. L’épargne du paysan du Guangdong permet à l’Américain du Minnesota de continuer à consommer. Personne ne le voit physiquement car la puissance des marchés financiers vient de leur capacité à recycler l’épargne du monde.

C’est ce qui explique pourquoi, en Europe, on a fait une politique, dans les années 1980, de lutte contre l’inflation, qui continue jusqu’à aujourd’hui. On redonne ainsi du pouvoir aux épargnants. Ce que détestent les épargnants, c’est l’inflation. Or, nous vivons sur un « continent de vieux » et pas simplement sur le Vieux continent, et il n’y a rien de pire pour les vieux épargnants que l’inflation. Au cours des Trente glorieuses, pourquoi a-t-on fermé un peu plus les yeux sur l’inflation ? Car nous étions dans pays jeune, du fait des baby-boomers. Dans un pays vieux, la lutte contre l’inflation devient essentielle.

Le problème n’est pas le niveau de la dette puisqu’il n’existe aucun consensus dans la science économique qui dit qu’à 100 % du PIB c’est une catastrophe ou qu’à 150 % c’est la fin du monde. La question qui se pose est celle des modalités de financement de la dette. Or, on a assisté à la pire des choses : on a dénationalisé le financement de la dette. On ne pouvait plus la financer par des encours de la Banque centrale et on ne l’a pas européanisée pour autant.

Dans ce trou s’est glissée la spéculation. Dans un deuxième temps, il y a eu un coup de communication. Entre 2007 et aujourd’hui, la dette a grimpé de 30 points supplémentaires. On était à 66 % et on arrive à presque 100 %. On fait croire que ces 30 points supplémentaires viennent d’un État social, généreux, dispendieux, avec des fonctionnaires qui ne servent à rien. Mais ces 30 points sont dus à la socialisation de la crise. C’est nous tous qui avons contribué à sauver des banques privées, à amortir les effets de la crise ; c’est là qu’on retrouve la fameuse formule de Karl Marx sur le capitalisme : « Après moi, le déluge », qui est en ce sens très juste.

On oublie que la crise vient des problèmes de financement de la dette et de la financiarisation de nos économies. Le coup de communication consiste à dire que les fonctionnaires et l’État social constituent le problème. Quand on raisonne dans le cadre de l’adversaire, on est mort.

En ayant réussi à présenter l’État, les allocations au chômage et le social comme le problème, on a mis sous le tapis la financiarisation et le problème du financement de la dette en Europe. Benjamin Lemoine, dans ses travaux, l’évoque en disant : « La dette, un débat confisqué. » Les Japonais n’ont pas de problème avec leur dette car celle-ci reste une affaire japonaise. Les épargnants japonais aiment avoir des produits de la dette japonaise. Que ça soit 250, 300 ou 500 %, peu importe.

VdH : S’attaquer aux dépenses publiques serait donc une mauvaise solution à un faux problème ?

F.F. : En France, les dépenses sociales ont été démarchandisées. On a choisi de socialiser une partie de l’économie qu’on a soustrait à la logique marchande comme la santé, l’éducation. Dans des économies anciennes où la croissance reste modeste, on tente, à coups de burn-out de pressuriser les salariés pour qu’ils soient plus productifs… Mais où les gens dépensent-ils encore beaucoup d’argent ? Dans la santé, l’éducation, les transports. Donc, séance tenante, comme ces choses étaient prises en charge tout ou en partie par le public, on a voulu les remarchandiser, pour les remettre dans le secteur privé. Cela permet, plus que jamais, de dire que le vilain du film est le secteur public. C’est essentiel car on met beaucoup d’argent dans notre santé. On vit dans des pays dans lesquels on vit plus longtemps, parce qu’on a travaillé moins, qu’on a gagné vingt ans d’espérance de vie après soixante ans, qu’on peut s’occuper de nos enfants, petits-enfants.

Mais, concrètement, qu’est-ce que la dépense publique ? Ce sont des routes, des ponts, des ports. Le problème, c’est qu’aujourd’hui on a créé une monnaie, à travers les taux d’intérêt, qui permet la rémunération d’acteurs privés. Et que fait-on croire aux français ? Que notre capacité à produire des richesses est restreinte, que l’État ne peut que s’appauvrir donc qu’il va falloir faire des choix et des sacrifices. À travers un discours de dramatisation, on fait croire que la France est en faillite et n’a pas les moyens. La France ne vit pas au-dessus de ses moyens mais en dessous.

VDH : La dépense publique ne serait donc pas le véritable problème ?

F.F.  : Le problème n’est pas la dépense publique mais la recette publique. La concurrence fiscale et sociale, le fait d’avoir créé une Europe avec des paradis fiscaux autour et des niches fiscales, d’avoir favorisé le capital, et bien les recette de l’État se sont tassées. On fait croire depuis 40 ans que l’État dépense énormément, ce qui n’est pas le cas. Le débat est faussé. Les regards sont portés sur l’impôt sur le revenu alors que c’est l’un des impôts qui a l’un des rendements les plus faibles. Ce sont la TVA et la CSG qui rapportent le plus à l’État.

On assiste à une fiscalisation de notre protection sociale avec la montée de la CSG depuis 1991 et du fait de l’Europe. Tout est lié. Les critères de Maastricht (60%, 3%) visent la dépense publique. Derrière la dépense publique se cache la dépense sociale. Donc on vise la dépense sociale ; Durant l’été 1993, une fois qu’on a dit oui à Maastricht, il y a eu la réforme Balladur, qui s’est traduite par une hausse des retraites et des retraites moins généreuses. Si on n’articule pas la question dettes et déficits avec le cadre européen général dans lequel on la place, on est fichu. La Banque centrale s’est déjà un peu émancipée de son rôle premier, car elle achète sur le marché secondaire des obligations d’État mais elle n’intervient pas encore sur le marché primaire, où on émet la première demande.

Aujourd’hui, nos taux d’intérêt sont très bas et le financement de la dette française coûte encore moins cher qu’il y a 10 ans. Il faudrait que la Banque centrale intervienne. Si en 2009, au début de la crise grecque, la banque centrale avait été pensée pour intervenir tout de suite sur le marché primaire, du neuf, et avait dit qu’elle achetait les titres de la dette grecque, il n’y aurait pas eu de crise grecque. On a laissé les Grecs à la spéculation financière, sans les aider quand ils étaient vraiment à genoux, au départ, on leur a fait des prêts bilatéraux avec des taux d’intérêt désavantageux. Puis, on leur a fait croire qu’on allait les aider en leur faisant des memorundums les plus immondes qui soient.

On est dans une pensée très régressive. Quand on replonge dans l’histoire économique, en 1934/35 en France avec le plan Laval, le plan Flandin, Paul Goncourt qui dit à l’époque : « Face à la crise, le plus important, c’est l’équilibre budgétaire et de lutter contre les déficits. » Quand est arrivée la révolution keynésienne des années 1930, on a dit que l’État ne devait pas être comparé à un ménage car il porte deux choses qu’il faut défendre absolument et qu’aucun ménage ne peut porter : la défense de la croissance et du plein emploi. Aucun ménage n’a pour vocation de défendre la croissance et le plein emploi. On est dans une pensée extrêmement régressive qui est le retour au code civil napoléonien, où l’on pense que l’État doit gérer la Nation comme un bon père de famille.

VdH : Bien que ce ne soit pas sa revendication la plus visible ni la plus unanime, le mouvement des Gilets jaunes a porté une critique de l’euro et de l’UE. Assiste-t-on à une prise de conscience populaire sur le lien entre la question sociale et la construction européenne ?

F.F.  : Je pense qu’il y a un début de chemin. Le lien se fait davantage. Cependant, je ne crois pas que ce lien soit très net. On perçoit bien qu’il y a un problème lié à l’UE mais je crois qu’il y a encore tout un travail qui doit être réalisé. Depuis tant d’années, il a été répété que l’UE, c’est la paix, la démocratie, la croissance… Les gens ont peur.

Par le canal scolaire, on a expliqué aux enfants du primaire jusqu’à la terminale les bénéfices de l’UE. Cette dernière a réussi à s’accaparer les catégories du Bien : la paix, l’ouverture, la générosité, dans une pensée très binaire. L’idée d’abandonner cette chose apparait comme risquée. Il y a quelque chose qui relève de la démoralisation, qui consiste à dire que si on renonce à ça, tous les couteaux qu’on a cachés dans le placard, on va les ressortir et on va s’entretuer allègrement. Je pense que cela, de manière diffuse, a marché.

Dans l’UE, ce qui compte, comme l’avait dit Marcel Gauchet, c’est plus l’idée que la réalisation. Par une propagande, l’UE est parvenue à affirmer qu’elle était à l’origine de la paix. Pourtant, comme l’a dit Marcel Gauchet : « Elle n’est pas la paix, elle est l’enfant de la paix. »

La vraie bataille est celle des récits et ce récit européen opère encore. Il y a toujours l’idée que la construction européenne a dévié, qu’elle n’a pas pris la bonne route mais qu’elle est réformable, qu’on est entre hommes de bonne volonté, avec ce mélange à deux balles d’Erasmus et d’Auberge espagnole. Je pense que tant qu’on ne sera pas débarrassé de ces associations, on sera dans l’incapacité de penser autre chose. L’autre fadaise qui marche très bien est de croire qu’à vingt-huit on est plus fort… Le problème n’est pas le nombre mais la capacité de coopérer avec ce nombre.

Pour finir, je pense qu’il faut consentir qu’une autre organisation du continent ne sera peut-être pas visible par quelqu’un né en 1970 comme moi ; accepter, donc, que d’autres générations la connaîtront. Si on avait dit à un homme de 1840 qu’il y aurait la sécurité sociale dans la deuxième moitié du XXe siècle, il n’y aurait pas cru. Au moins participe-t-on à un débat, par l’éducation populaire, les discussions, et contribue-t-on, même très modestement, à faire changer les choses. Les victoires politiques que j’ai vécues ces vingt dernières années ne sont pas nombreuses… Les grèves de 1995 et le « non » de 2005 contre le Traité constitutionnel européen.

VdH : Juste après les élections européennes, vous publirez aux éditions Bréal un nouvel ouvrage intitulé Comprendre l’euro. Quels en sont les thèses et objectifs ?

Comprendre l’Euro est un livre qui n’aura aucune vocation politique. Il est conçu à destination d’étudiants de classe préparatoire. Je suis donc obligé de mettre la main sur le frein pour ne pas dire tout le mal que je pense de la monnaie unique [rires].

Mais mon essai suivant s’intitulera Fake state, l’État à l’heure européenne, dans lequel je veux tenter de montrer comment nous avons volontairement construit, depuis les années 1980, une impuissance politique et économique.

On voit aujourd’hui que les Gilets jaunes s’adressent à un État qui s’est tellement dépossédé de ses moyens de puissance qu’il ne peut que décevoir…. De François Mitterrand – qui est le Président de la République qui a le plus disposé d’outils économiques – jusqu’à Emmanuel Macron, c’est l’histoire d’une dépossession qui confine à l’impuissance. Impuissance qui a été théorisée en disant que c’était l’adaptation, le pragmatisme, la modernité. Macron arrive en queue de comète ; entre temps est passé Hollande qui a fait le TSCG [le Pacte budgétaire européen, ndlr] et qui a ajouté une couche supplémentaire dans l’impuissance.

Qu’est-ce qu’un État qui ne peut plus nationaliser, qui ne peut plus émettre sa monnaie, qui ne peut plus avoir une politique commerciale ? Il ne lui reste plus que l’outil fiscal, qu’il bricole tant bien que mal, et un peu de social. C’est un semblant d’État. C’est d’autant plus violent dans le cadre français car l’histoire de la France – de la monarchie à nos jours – a confié un rôle essentiel à l’État dans la création de la société et du social. Il y a donc une résonance particulière car c’est l’État-Nation le plus abouti en Europe. Et pour ce qui est du titre, on nous bassine souvent avec les fake news mais on oublie qu’il y a quelque chose de peut-être encore plus redoutable, c’est le fake state…

Entretien réalisé à Paris le 18 mai 2019.


Voir en ligne : https://voixdelhexagone.wordpress.c...


Nous vous proposons cet article afin d’élargir notre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s’arrête aux propos que nous reportons ici.

   

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