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Aux armes , historiens ...

lundi 22 juillet 2019 par Benoît Bréville & Evelyne Pieiller

Spéciale dédicace aux camarades historiens de l’ANC.
Y a-t-il une histoire de droite, et une histoire de gauche ? Un « roman national » différent selon chaque bord ? Comment s’y repérer ? Pour répondre à ces questions, cette livraison de « Manière de voir » explore les grands événements, les batailles idéologiques et les conquêtes sociales qui ont secoué la France depuis 1789.
« Manière de voir » #166 , août-septembre 2019

L’illusion de la neutralité

Un étudiant en histoire entend bien des conseils : bannir la formule « de tout temps », éviter les jugements de valeur, ne pas confondre commentaire et paraphrase. Mais, s’il est une chose qu’on lui enjoint de proscrire, c’est l’anachronisme, « la bête noire de l’historien, selon l’helléniste Nicole Loraux, le péché capital contre la méthode dont le seul nom suffit à constituer une accusation infamante [1] ». L’historien doit donc se garder d’envisager le passé avec l’œil du présent, et de blâmer Platon parce qu’il possédait des esclaves.

Bon nombre de dirigeants politiques seraient avisés de suivre cette prescription pour se prémunir d’une autre forme d’anachronisme : envisager le présent avec l’œil du passé. Ainsi, ils feraient sans doute un usage plus parcimonieux du concept de « roman national », qui naquit dans les années 1880 pour souder une République encore en construction, mais que certains envisagent comme une panacée pour soigner les fractures contemporaines : les descendants d’immigrés devraient alors oublier inégalités sociales et discriminations et chercher à s’intégrer en apprenant à aimer Vercingétorix.

Il faut, affirmait le programme présidentiel de Mme Marine Le Pen, « renforcer l’unité de la nation par la promotion du roman national et le refus des repentances de l’État qui divisent ». Le ministre de l’éducation nationale, M. Jean-Michel Blanquer, estime quant à lui qu’on doit « aimer son pays comme on doit aimer sa famille, ses camarades », et il prône « un récit chronologique » permettant « des sentiments positifs, de l’optimisme » (France Inter, 19 mai 2017).

On attribue la paternité du concept de roman national à Ernest Lavisse, bien que la formule lui soit postérieure. Ce normalien, major de l’agrégation en 1865, n’était assurément pas le plus grand historien français — « son œuvre ne paraît guère révéler en lui un tempérament d’érudit ni une bien vive préoccupation du travail critique », écrivait poliment Marc Bloch [2] —, mais c’était un brillant pédagogue. Son manuel, le « Petit Lavisse », a servi de bible à six générations d’élèves, de 1884 à la seconde guerre mondiale. Dès la couverture, l’ambiance était posée : « Tu dois aimer la France, parce que la nature l’a faite belle et parce que son histoire l’a faite grande. »

Le choix des faits, la signification qui leur est attribuée reflètent les croyances et les valeurs de l’auteur

Dans le contexte d’une IIIe République naissante, Lavisse voyait l’histoire comme un moyen d’éveiller la conscience nationale, d’unifier Auvergnats, Basques et Bretons autour de personnages et d’événements marquants, propres à susciter la fierté patriotique. Conçue de manière linéaire, cette histoire se présente comme une longue marche vers le progrès, dont l’aboutissement serait la IIIe République.

Lavisse ne s’embarrasse, pour parvenir à ce résultat, d’aucun souci de vérité. Pour lui, les « contes » et les « légendes » sont nécessaires à l’enchantement national. Saint Louis était donc « un homme très charitable » (sauf avec les victimes de ses deux croisades) « qui allait visiter les pauvres malades à l’Hôtel-Dieu ». Henri IV « était très poli, et voulait plaire à tout le monde » — à part aux habitants des villes de la Franche-Comté espagnole que le bon roi fit massacrer en août 1595.

La méthode s’adressait aux enfants de 8 ans. Aujourd’hui, un autre roman national, non plus tourné vers l’union, l’avenir et progrès, mais nostalgique du temps béni des monarchies, prospère, confortablement installé sur le service public. Le 2 mai dernier par exemple, à une heure de grande écoute, Lorànt Deutsch et Stéphane Bern se sont employés à réhabiliter Marie-Antoinette, guillotinée par un méchant « peuple régicide [3] ».

Face à cette déferlante, certains souhaitent mener la guerre culturelle en promouvant un « roman national de gauche ». Non plus Jeanne d’Arc, Louis XIV et Napoléon, mais Robespierre, la Commune de Paris et le Front populaire. L’écho en est bien moindre. Les médias sont, on le comprend bien, peu enclins à rappeler les moments où le peuple parvint à maîtriser son destin. Une telle évocation ne risquerait-elle pas en effet d’être contagieuse ?

Cette double offensive rappelle sans fard que l’histoire est un champ de bataille idéologique, et que la neutralité de l’historien est une illusion, comme l’expliquait Howard Zinn. Car le choix des faits, la signification qui leur est attribuée, le silence sur d’autres événements ou leur minoration impliquent tacitement un jugement reflétant les croyances et les valeurs de l’auteur. Bloch le soulignait : « On ne saurait condamner ou absoudre sans prendre parti pour une table des valeurs qui ne relève d’aucune science positive [4]. »

Ce n’est pas pour autant que tous les récits se vaudraient. Il relève de l’honnêteté intellectuelle de reconnaître que l’histoire de France, c’est à la fois l’esclavage, ceux qui l’ont combattu et ceux qui l’ignoraient ; la Résistance et la collaboration ; les « porteurs de valises » et l’Organisation armée secrète (OAS) ; les manifestants du Quartier latin et ceux des Champs-Élysées en Mai 68.

Mais la hiérarchisation, la valorisation de ces faits divergents relèvent d’un choix politique et moral. Aujourd’hui, quand tout semble incliner à la résignation devant le poids d’une fatalité qu’il serait impossible de combattre, reléguer le peuple au rôle de spectateur passif est un choix qui ajoute au malheur du monde. Rendre leur puissance d’espoir à ses luttes en est l’opposé. À l’historien de prendre ses responsabilités.


Voir en ligne : https://www.monde-diplomatique.fr/m...


[1Nicole Loraux, « Éloge de l’anachronisme en histoire », Espace Temps, Paris, n° 87-88, 2005.

[2Cité dans Jean Leduc, Ernest Lavisse. L’histoire au cœur, Armand Colin, Paris, 2016.

[3« Laissez-vous guider », France 2, 2 mai 2019.

[4Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Armand Colin, 1949.

   

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