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Idir, héraut humaniste de la culture kabyle

vendredi 8 mai 2020 par Akram Belkaid

Le chanteur et musicien algérien Idir est mort samedi 2 mai à Paris à 71 ans. Chantre de la culture berbère, il fut l’auteur-compositeur d’un grand nombre de chansons qui contribuèrent à empêcher la marginalisation de la musique et de la langue kabyles par le pouvoir algérien.

Algérie, fin 1973. Des cassettes audios passent de main en main alors qu’elles ne contiennent souvent que l’enregistrement d’une seule chanson en langue kabyle : A Vava Inouva (« Papa Inouva »).

C’est une ballade harmonieuse, mélancolique, presque plaintive, qui s’alimente aux sources des contes traditionnels berbères des montagnes du Djurdjura. Il y est question de forêt, de neige, d’ogre, d’une fille qui entend délivrer son père, d’un foyer où cohabitent trois générations, chacune vaquant à ses occupations domestiques. L’interprète s’appelle Idir — de son vrai nom Hamid Cheriet. Tandis qu’il effectue son service militaire à l’École de formation des officiers de réserve (Efor) de Blida — passage obligatoire pour la quasi-totalité des diplômés de l’enseignement supérieur —, la popularité du jeune géologue ne cesse de croître à l’extérieur de la caserne.

Sa chanson, initialement écrite pour la chanteuse kabyle Nouara, mais qu’il a interprétée quelques mois plus tôt en la remplaçant au pied levé pour une session radiophonique, est quotidiennement diffusée par la chaîne deux de la radio publique réservée à la langue berbère. D’autres stations, notamment marocaines, la reprennent aussi et le hit traverse même la Méditerranée. A Vava Inouva est ainsi le premier succès musical maghrébin en Europe, un pionnier de la future world music des années 1980.

Échapper au carcan étroit de l’arabisation

Cet engouement est un beau pied de nez au régime du colonel Houari Boumediene qui imprime alors sa marque de fer sur la société. Les libertés individuelles sont restreintes — il faut, par exemple, une autorisation de sortie pour voyager à l’étranger —, et toute opposition politique est forcée à la clandestinité. Ayant décidé l’arabisation du système éducatif (l’arabe remplaçant progressivement la langue française) et toujours enclin à célébrer l’appartenance de l’Algérie au monde arabe, Boumediene ne veut absolument pas entendre parler d’une reconnaissance officielle de la langue berbère.

À l’époque, le pouvoir se méfie de l’irrédentisme kabyle et craint, à juste titre, que la revendication culturelle berbère ne débouche sur une exigence démocratique. Le seul fait de prononcer le mot « amazigh » — homme libre, en berbère — ou même d’écrire en caractères tifinagh vaut de sérieux ennuis avec la police politique. Il faudra attendre la révision constitutionnelle d’avril 2002 pour que le berbère soit reconnu comme langue nationale, et celle de janvier 2016 pour qu’il acquière le statut de langue officielle.

En 1975, quand il termine son service militaire, Idir part à Paris où existe depuis les années 1930 une scène musicale kabyle née avec l’arrivée des premiers immigrés ayant quitté la misère des piémonts. Un an plus tard, le chanteur sort son premier album. A Vava Inouva, qui contient la chanson éponyme est un coup de maître, chacun des titres devenant un tube.

En Algérie, c’est la « folie Idir ». Le disque, commercialisé en France, est importé par milliers grâce aux réseaux personnels. Des copies pirates, parfois à peine audibles, apparaissent. Ses chansons passent en boucle, les non-berbérophones les apprennent par cœur et se font traduire les paroles. Soudain, la langue kabyle n’est plus confinée au folklore multicolore de mauvais goût chichement diffusé par les médias officiels. Grâce à Idir, la langue et la culture kabyles sortent du carcan étroit dans lequel elles étaient enserrées.

« Notre Bob Dylan »

Le pouvoir ne peut endiguer la vague et ne peut qu’accompagner le mouvement. Les chansons d’Idir passent à la télévision à des heures de grande écoute. Le quotidien francophone El-Moudjahid, organe officiel du parti unique du Front de libération nationale (FLN) plastronne : « Nous aussi, avons notre Bob Dylan », clame-t-il en célébrant une « folk song algérienne ». Quelques années plus tard, en avril 1980, le même quotidien reprendra son rôle habituel en fustigeant les manifestants du Printemps berbère, pourtant durement réprimés par la police…

Aujourd’hui encore, une chanson de ce premier album demeure emblématique de cette fusion nationale. « Zwit Rwit » (Fais la fête), morceau rythmé et festif, véritable invitation au mouvement de hanches, est un passage obligé pour toute célébration de mariage en Algérie, y compris en milieu non berbérophone. Parmi les autres chansons de l’album, on peut citer « Isefra » (les poèmes) dont le refrain est régulièrement entonné par les supporters de la Jeunesse sportive de Kabylie (JSK), club de football phare de la région.

Engagement féministe

« Ssendu » (Voie lactée), est un hommage à la mère d’Idir, décrite dans un acte quotidien, celui de la baratte du lait, moment où les peines et les soucis font surface et où la femme n’a d’autre confident que l’ustensile — une calebasse — qu’elle utilise. Dans toute son œuvre, la condition féminine demeurera un cheval de bataille d’Idir qui ne cessait de remercier sa mère et sa grand-mère « analphabètes, mais poétesses » de lui avoir transmis la richesse d’une culture orale millénaire.

Il ne cachait d’ailleurs pas sa fierté de voir sa fille emprunter le même chemin que lui, et rien ne peut résumer cet engagement féministe aussi bien que la chanson « Lettre à ma fille » de l’album Ici et ailleurs (2017). Écrite par Grand Corps malade, son texte exprime toutes les contradictions auxquelles doit faire face un père maghrébin dans l’éducation de sa fille :

  • Je t’ai élevée de mon mieux comme le font tous les nôtres,
  • mais était-ce pour ton bien ou pour faire comme les autres ?
  • Tous ces doutes qui apparaissent et cette question affreuse :
  • c’est moi qui t’ai élevée, mais es-tu seulement ‘‘heureuse’’ ?
  • Je sais que je suis sévère, et nombreux sont les interdits :
  • tu rentres tout de suite après l’école et ne sors jamais le samedi,
  • mais plus ça va et moins j’arrive à effacer cette pensée :
  • ‘‘Tu songes à quoi dans ta chambre, quand tes amis vont danser ?’’

Une subversion tranquille

Avec seulement sept albums studio — il revendiquait à ce sujet « le droit à la lenteur », « une préférence pour les concerts » et un statut « d’artisan de la musique »  —, Idir, qui n’a eu de cesse de revisiter ses premières chansons, avait aussi l’obsession d’élargir l’audience de la culture berbère à l’extérieur de l’Algérie. Une subversion tranquille marquée par de multiples collaborations avec des artistes occidentaux, notamment français, parmi lesquels Manu Chao, Dan Ar Braz ou Maxime Le Forestier (Identités, 1999).

C’était sa façon de continuer à défendre une culture dont le statut s’est certes amélioré en Algérie, mais qui, les réflexes ayant la vie dure, n’en demeure pas moins reléguée au second plan. C’était là l’engagement majeur d’Idir qui fut parfois critiqué parce que ses textes n’étaient pas explicitement politiques comme ceux de Maatoub Lounes ou de son ami Lounis Aït Menguellet. « Une chanson vaut plus que mille discours politiques », nous confiait-il à la fin des années 1990 en réponse à ces mises en cases, rares au demeurant.

Discret, humble, d’une grande gentillesse, celui dont le sociologue Pierre Bourdieu disait qu’il n’était pas « un chanteur comme les autres », mais « un membre de chaque famille », se voulait avant tout libre de toute allégeance. Vis-à-vis du régime, il entendait garder son droit à la critique, mais il refusait, dans le même temps, de soutenir les plus radicaux de la revendication berbériste.

En 2001, il participa à Paris à deux concerts de soutien aux manifestants du Printemps berbère (1980) et à ceux du Printemps noir (avril 2001, 126 morts et plusieurs milliers de blessés après la répression menée par les forces de l’ordre).

« Nous sommes condamnés à réussir »

Quant à son lien direct avec l’Algérie, il fut paradoxalement marqué par la distanciation. Son exil dura 38 ans et ce n’est qu’en janvier 2018 qu’il donna un grand concert à Alger pour célébrer Yennayer, le Nouvel An berbère. « Il faudra du temps pour que les blessures du peuple algérien guérissent. Nous sommes une nation qui mérite mieux et qui doit savoir qui elle est vraiment », nous confiait-il encore au début des années 2010.

Plus récemment, et alors qu’il se savait déjà malade, les manifestations du Hirak et le refus de la population de tomber dans le piège de la stigmatisation de la Kabylie tendu par le pouvoir l’avaient empli d’espoir. En juillet 2019, il dédiait une chanson inédite au Hirak et aux détenus d’opinions algériens. Il déclarait :

  • J’ai tout aimé de ces manifestations. L’intelligence de cette jeunesse, son humour, sa détermination à rester pacifique […] ; J’avoue avoir vécu ces instants de grâce depuis le 22 février comme des bouffées d’oxygène. Atteint d’une fibrose pulmonaire, je sais de quoi je parle. De toute façon, nous sommes condamnés à réussir. Continuons donc à réfléchir en termes de nation algérienne vers le progrès. Si nous restons unis, rien ni personne ne pourra nous défaire.

Physiquement loin de l’Algérie tout en y étant sans cesse par l’esprit et par la volonté de maintenir en vie un patrimoine culturel, Idir, prénom qui signifie « il vivra » en kabyle, laisse un immense héritage musical, à l’heure où ses successeurs tardent à se faire connaître.


Voir en ligne : https://orientxxi.info/lu-vu-entend...

   

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