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Le rôle révolutionnaire de la pensée de Machiavel, par Antonio Gramsci.

mardi 22 septembre 2020 par Antonio Gramsci

À discuter !(NDLR)
Gramsci s’exprime avec un langage tranquille mais n’est pas un modéré. Il est clair que cette analyse est en rapport avec le jugement à porter sur le phénomène politique contemporain, dit du "stalinisme", et que Gramsci prend clairement une position de défense de la pratique de Staline en stratégie politique révolutionnaire (sa pratique réelle, et non celle de la Légende Noire). Pour eux, "certains moyens sont nécessaires pour parvenir à certaines fins". ndgq

Cahier de Prison 13 , § 20

L’innovation fondamentale introduite par la philosophie de la praxis [le marxisme] dans la science de la politique et de l’histoire, est la démonstration qu’il n’existe pas de « nature humaine » abstraite, fixe et immuable (concept qui vient certainement de la pensée religieuse et de la transcendance) ; mais que la nature humaine est l’ensemble des rapports sociaux historiquement déterminés, c’est-à-dire un fait historique dont on peut s’assurer, à l’intérieur de certaines limites, avec les méthodes de la philologie et de la critique.

C’est pourquoi la science politique doit être conçue dans son contenu concret (et également dans sa formulation logique) comme un organisme en déve­loppement.

Il faut observer toutefois que la manière dont Machiavel pose le problème (c’est-à-dire l’affirmation implicitement contenue dans ses écrits que la politique est une activité autonome, qui a ses principes et ses lois différents de ceux de la morale et de la religion, proposition qui a une grande portée philosophique, parce qu’elle rénove implicitement les conceptions de la morale et de la religion, c’est-à-dire toute la con­ception du monde) est encore discutée et contredite aujourd’hui, et n’a pas réussi à devenir « sens commun ».

Que signifie cela ?

Cela signifie-t-il simplement que la révolution intellectuelle et morale dont les éléments sont contenus in nuce [1] dans la pensée de Machiavel n’a pas encore été réalisée, qu’elle n’est pas devenue forme publique et manifeste de la culture nationale ? Ou bien cela n’a-t-il qu’une simple signification politique actuelle permettant de montrer le fossé qui sépare gouvernants et gouvernés, de montrer qu’il existe deux cultures : celle des gouvernants et celle des gouvernés ; et que la classe dirigeante, comme l’Église, a une attitude bien définie à l’égard des « simples », dictée par la nécessité de ne pas se détacher d’eux, d’une part, et de les maintenir d’autre part, dans la conviction que Machiavel n’est rien d’autre qu’une apparition diabolique ?

On pose ainsi le problème de la signification qu’a eue Machiavel à son époque et des buts qu’il se proposait en écrivant ses livres et surtout Le Prince. La doctrine de Machiavel n’était pas à son époque quelque chose de purement « livresque », le monopole de penseurs isolés, un livre secret qui circule parmi les initiés.

Le style de Machiavel n’est pas celui d’un écrivain qui écrit un traité en forme de système, comme en connaissaient le Moyen Age et l’Humanisme, bien au contraire. C’est le style d’un homme d’action, de quelqu’un qui veut pousser à l’action, c’est le style propre au « ma­nifeste » d’un parti. L’interprétation « moraliste » donnée par Foscolo [2] est certai­nement fausse ; il est toutefois vrai que Machiavel a dévoilé quelque chose et qu’il ne s’est pas borné à faire la théorie du réel ; mais quel était le but de ce dévoilement ?

Un but moral ou politique ?

On dit souvent des lois énoncées par Machiavel, concernant l’action politique, qu’« elles s’appliquent mais ne se disent pas » ; les grands politi­ciens, dit-on, commencent par maudire Machiavel, en se déclarant anti-machiavéli­ques, précisément pour pouvoir appliquer ses lois « saintement ». Est-ce que Machia­vel n’aurait pas été somme toute très peu machiavélique, un de ceux qui « savent le truc » et stupidement le révèlent, alors que le machiavélisme vulgaire apprend à faire le contraire ?

Quant à l’affirmation de Croce, elle est vraie dans l’abstrait - selon lui, étant donné le caractère scientifique du machiavélisme, il sert aussi bien aux réaction­naires qu’aux démocrates, de même que l’art de l’escrime sert aux gentilshommes comme aux brigands, à se défendre ou à assassiner, et c’est, dit-il, en ce sens qu’il faut entendre le jugement de Foscolo.

Machiavel lui-même note que les choses qu’il écrit sont appliquées dans la réalité et ont toujours été appliquées, par les plus grands hommes de l’histoire ; il ne semble pas pourtant qu’il veuille suggérer ces choses à ceux qui les savent déjà, son style n’est pas celui d’une activité scientifique désin­téressée et on ne peut penser davantage qu’il soit arrivé à ses thèses de science politi­que par le moyen d’une spéculation philosophique, ce qui en cette matière particu­lière, tiendrait du miracle à son époque, puisqu’aujourd’hui encore il rencontre tant d’hostilité et d’opposition.

On peut donc penser que Machiavel a en vue ceux « qui ne savent pas », qu’il entend faire l’éducation politique de ceux « qui ne savent pas », non pas l’éducation politique négative des hommes qui haïssent les tyrans, comme semblerait l’entendre Foscolo, mais l’éducation positive de ceux qui doivent reconnaître comme nécessaire l’emploi de moyens déterminés, même s’ils appartiennent aux tyrans, parce qu’ils veulent des fins déterminées. Quand un prince est né dans la tradition des hommes de gouvernement, il acquiert presque automatiquement, grâce à tout le contexte de l’édu­cation qu’il assimile dans l’ambiance familiale, où prédominent les intérêts d’ordre dynastique ou patrimonial, les caractères du politique réaliste.

Qui est-ce donc « qui ne sait pas ? »

La classe révolutionnaire du temps, le « peuple » et la « nation » italien­ne, la démocratie des villes qui donne naissance aux Savonarole et aux Pier Soderini [3], et non aux Castruccio et aux Valentino [4].

On peut considérer que Machia­vel veut persuader ces forces de la nécessité d’avoir un « chef » qui sache ce qu’il veut et comment obtenir ce qu’il veut, et de la nécessité de l’accepter avec enthousiasme même si ses actions peuvent être ou paraître en opposition avec l’idéologie répandue à l’époque, la religion.

Cette position de la politique de Machiavel se répète pour la philosophie de la praxis. On retrouve la même nécessité d’être « anti-machiavélique », de développer une théorie et une technique de la politique qui puissent servir aux deux parties en lutte, bien qu’on pense que ces dernières finiront par servir surtout au camp « qui ne savait pas », parce qu’on considère que c’est en lui que se trouve la force progressive de l’histoire, et on obtient en fait un résultat immédiat - celui de briser l’unité fondée sur l’idéologie traditionnelle, rupture sans laquelle la force nou­velle ne pourrait acquérir la conscience de sa personnalité indépendante.

Le machia­vé­lisme a servi à améliorer la technique politique traditionnelle des groupes dirigeants conservateurs, aussi bien que la politique de la philosophie de la praxis ; cela ne doit pas dissimuler son caractère essentiellement révolutionnaire, qui est senti aujourd’hui encore, et qui explique tout l’anti-machiavélisme, de celui des jésuites à celui, piétiste, de Pasquale Villari.

(Mach., pp. 8-10.) [1932-1933]


Voir en ligne : http://www.reveilcommuniste.fr/2015...


[1En germe.

[2Voir : 1 Sepolcri, v. 154-158 où Machiavel est présenté comme le « grand> politique qui, en donnant aux princes un sceptre puissant, les prive de leurs lauriers, et « dévoile aux peuples de quelles larmes il [le sceptre] ruisselle et de quel sang ». Selon cette interprétation qui remonte à Rousseau et à Alfieri, Machiavel aurait « dévoilé aux peuples les horreurs de la tyrannie en ayant l’air d’instruire les princes » (cf. Mach., pp. 115-119.)

[3Pier SODERINI (voir index). Machiavel n’avait pas bonne opinion de lui et commémora ainsi sa mort : « la notte che mori Pier Soderini, l’anima ando dell’ inferno alla bocca ; Ma Pluto le grido : anima sciocca ! Che inferno ! vanne al imbo coi bambini ! » (la nuit où mourut Pier Soderini, son âme s’approcha des portes de l’Enfer, mais Pluto lui cria : pauvre d’esprit ! pas l’Enfer ! Va-t-en aux limbes avec les enfants !)

[4César Borgia.

   

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