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Cannes : en réponse au boycott des films russes

jeudi 10 mars 2022 par Serhii Ksaverov.

Critique de cinéma ukrainien, je n’aime pas l’idée de boycotter les films russes. Je crois vraiment en la liberté d’expression artistique. Je ne pense pas que votre communiqué de presse exprime une solidarité avec l’Ukraine, Il exprime une solidarité avec votre propre zone de confort.

Je suis un critique de cinéma ukrainien. Je suis membre de la branche ukrainienne de FIPRESCI et l’un des programmateurs de la Semaine de la critique de Kiev. En 2020, nous avons eu le plaisir de travailler avec nos collègues français, dont Olivier Pélisson, Juliette Goffart et Léo Soesanto.

La réaction de la Semaine de la critique, de la Quinzaine des Réalisateurs et de l’ACID est triste et frustrante. Je crois qu’elle ne traduit pas du tout une solidarité avec l’Ukraine.

Je n’aime pas l’idée de boycotter les films russes. Je crois vraiment en la liberté d’expression artistique et je crois que tout film est dans l’œil du spectateur, et que c’est l’interprétation qui compte. Pour la première fois depuis une dizaine d’années, j’ai commencé à penser que le cinéma russe de cette époque valait vraiment la peine d’être examiné sous un regard critique. Aussi bien les « blockbusters » patriotiques que les films d’art et d’essai multi-primés, qui ont fourni aux festivals de cinéma européens ce qu’ils voulaient voir des « artistes russes protestataires et réprimés ».

Toute sélection est un processus de choix selon un agenda esthétique et politique. Notre choix est notre interprétation, et c’est ainsi que cela devrait être. Ma frustration créée par votre lettre n’est pas liée à ça. Il ne s’agit pas d’objets d’expression artistique. Il s’agit de sujets.

Ma frustration est liée au niveau structurel de perception de la culture cinématographique russe en général, qui transparaît dans votre communiqué de presse. Tout produit culturel russe, consciemment ou non, représente la Russie. Même celui qui est réalisé par des artistes protestataires, particulièrement ceux qui résident en Russie. Parce qu’avec les films de propagande pure et simple, ils forment les deux faces d’une même médaille, qui bénéficie aux deux parties d’une manière ou d’une autre : le régime de Poutine et l’opposition culturelle.

Je ne pense pas que ce soient deux forces en lutte. Ce sont deux parties d’un seul système.

Malheureusement pour les artistes russes, cette situation est vraiment terrible et ne laisse souvent d’autre choix que de fuir en Europe (par exemple), de devenir des victimes “officielles” du régime de Poutine, financés par les fonds européens et de représenter leur culture dans un exil confortable (pas vraiment représenter, mais ce n’est pas le sujet de cette lettre). Ils n’ont donc pas le choix pour le moment.

C’est pourquoi je pense qu’un isolement total, y compris culturel, bien sûr, contribuerait au processus de chute du régime de Poutine. Il ne s’agit pas de films, mais de ce qu’ils représentent au niveau industriel. Il s’agit du simple fait qu’on ne peut pas séparer l’objet d’art de son sujet (auteurs, sociétés de distribution, relations, argent) lors d’événements tels que les festivals de cinéma.

En accueillant des films russes, vous aidez à présenter, commercialiser, distribuer et interpréter ce qui est essentiellement le produit de la Fédération de Russie d’aujourd’hui, qu’il soit financé directement ou non par l’État. Et en aidant ces pauvres Russes qui ont essayé de faire quelque chose pendant toutes ces années (je suis parfaitement conscient de tout cela, vous ne pouvez pas imaginer à quel point chacun d’entre nous avions des relations proches avec nos amis russes, au moins jusqu’en 2014), vous aidez aussi le régime. Et en faisant cela vous justifiez, à distance et indirectement bien sûr, les bombardements dans mon pays et la mort de mes concitoyens.

Dans le communiqué conjoint des équipes de la Semaine de la Critique, de la Quinzaine des Réalisateurs et de l’ACID, vous écriviez que vous continuerez à accueillir des artistes dissidents, persécutés dans leur propre pays. Donc, dans votre message au monde du cinéma, il y a un niveau d’interprétation. Vous allez décider qui est persécuté ou dissident et, par conséquent, les accueillir ou non. Et c’est un choix lié à un agenda politique dans votre lettre.
Je vous souhaite de choisir judicieusement.

J’ai écrit que de nombreux Russes dissidents (ou non) n’avaient plus le choix. Ils vont tous s’identifier comme victimes ou opposants du régime de Poutine dans les années à venir. Comme un ami me l’a dit il y a quelques jours, les artistes russes, les responsables culturels, les journalistes et pratiquement tous ceux qui savaient mais ont choisi la léthargie heureuse ou l’opposition confortable, veulent juste survivre maintenant.

La guerre et l’Ukraine seront utilisées par certains intellectuels (surtout ceux qui étaient silencieux auparavant) pour éviter l’isolement en disant qu’ils sont contre la guerre, qu’ils soutiennent l’Ukraine, qu’ils ont énormément souffert toutes ces années. Et c’est ce qui est en train de se produire. Puisque le cinéma russe a toujours historiquement eu plus d’argent, plus de relations et plus d’histoire (dont la moitié a été purement et simplement volée, mais c’est une autre histoire) que le cinéma ukrainien, je pense que vous allez accueillir ces braves hommes et femmes en abondance, sans relâche.

Nous non plus, nous n’avons pas le choix. Du moins, tant que la guerre continue. Je ne pense pas que quelqu’un puisse être des deux côtés à la fois, dans cette situation. Donc non, je ne pense pas que votre communiqué de presse exprime une solidarité avec l’Ukraine, je suis désolé. Je ne pense pas que ce soit le cas et je veux juste que vous le sachiez.

Il exprime une solidarité avec votre propre zone de confort, pour éviter les questions déplaisantes.

Je ne peux pas vous en vouloir, cependant. A votre place, je ferais probablement la même chose. Je sais parfaitement que cette lettre va bien au-delà du ton léger et badin auquel nous sommes habitués, mais c’est ce que je ressens en écrivant ceci à Kyiv le 4 mars 2022.

traduit de l’anglais par Anthelme Vidaud


Voir en ligne : https://blogs.mediapart.fr/la-nouve...

   

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