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Russie/Ukraine et Turquie/Chypre : Une ressemblance frappante !

mardi 5 avril 2022 par Philippe Arnaud

Je veux, ci-après, revenir sur un événement de politique internationale qui a peut-être joué, inconsciemment, dans l’esprit des Français, et, plus largement, des Européens, sur leur perception de l’actuelle guerre d’Ukraine. Or, cet événement ne semble guère avoir été évoqué, dans les médias, depuis le déclenchement de l’attaque russe : il s’agit de l’attaque de Chypre par la Turquie, en juillet-août 1974. Quel rapport y a-t-il entre ces deux situations ?

Note. J’ai écrit "inconsciemment" car il est peu vraisemblable que la majorité des Français aient en tête ce qui va suivre. Néanmoins, il est très possible qu’au fil des ans, à la lecture d’ouvrages d’historiens, de politologues, de journalistes, à l’écoute des façons de parler, des discours des responsables politiques, nombre de gens se soient peu à peu forgé une opinion sur la Russie et sur la Turquie, opinion composée de sensations, d’images, d’humeurs, d’associations d’idées. Je reviens donc à ces deux conflits.

1. Dans les deux cas, le conflit a porté sur un pays (l’Ukraine pour l’un, Chypre pour l’autre), où cohabitaient deux populations aux rapports conflictuels. En Ukraine, une population ukrainophone, pro-européenne et pro-OTAN, majoritaire, cohabitait avec une population russophone, pro-russe et minoritaire. A Chypre, cohabitaient une population hellénophone et orthodoxe majoritaire et une population turcophone et musulmane minoritaire. La différence est qu’avant 1974, à Chypre, les deux populations étaient mélangées sur tout le territoire, alors qu’en Ukraine, les russophones sont plutôt regroupés (à l’est, surtout dans le Donbass, et en Crimée).

2. Dans les deux cas, le pays attaquant (la Turquie en 1974, la Russie en 2022) est intervenu au secours de la minorité linguistique (voire religieuse) dont il était proche, et qu’il estimait menacée. En 1974, les Turcs estimaient leurs semblables chypriotes menacés par le coup d’État, fomenté en sous-main par le régime des colonels grecs, pour renverser le président de la République chypriote, l’ethnarque Makarios.
Ce coup d’État avait pour but de réaliser l’Enosis, c’est-à-dire le rattachement juridique de Chypre à la Grèce (idéologie remontant au XIXe siècle, pendant la colonisation britannique). Chypre serait alors devenu une entité administrative grecque (comme le sont autres îles de l’Égée, comme l’est la Crète, comme l’est la Corse pour la France, comme l’est la Sicile pour l’Italie).
Les Chypriotes turcs seraient alors (selon leurs craintes et les craintes des Turcs) devenus des sous-citoyens grecs, au statut d’autant plus précaire que la Grèce était alors gouvernée, depuis 1967, par une junte militaire. Et la Turquie aurait vu un État potentiellement ennemi s’installer au sud de ses côtes (en plus des îles de la mer Égée que cet ennemi monopolisait déjà, à l’ouest).

3. Il semble y avoir une autre ressemblance : en 1974, les Turcs n’ont pas cherché à s’emparer de toute l’île (pour l’annexer ou en faire un État-fantoche) compte tenu de la prééminence numérique des Chypriotes grecs, qui aurait obligé soit à les massacrer, soit à les chasser, soit à conserver à demeure sur l’île un contingent considérable de troupes pour maintenir l’ordre (solutions toutes aussi inenvisageables les unes que les autres). De façon semblable, même si on ne connaît pas les buts de guerre de Vladimir Poutine, il paraît peu probable que celui-ci veuille en revenir à la situation d’avant 1991, c’est-à-dire annexer l’Ukraine, pays plus grand que la France (603 000 km² contre 551 000), avec 37 millions d’habitants, ce qui risquerait de déboucher pour la Russie, sur un enlisement pire qu’en Afghanistan.

4. En février 2022, les Russes ont invoqué, pour justifier leur intervention, l’attaque des régions séparatistes du Donbass (régions russophones), par les Ukrainiens ukrainophones et pro-Occidentaux, et le non-respect des accords de Minsk. Dans cette situation, l’équivalent de ce que, aux yeux des Turcs, pouvait être la dictature des colonels grecs de 1974 est figuré, aux yeux des Russes, par ceux qu’ils appellent les "nazis", et en particulier, par le bataillon Azov, lointain successeur (ou continuateur) des Ukrainiens collaborateurs de la Wehrmacht et des SS pendant la Seconde guerre mondiale.
Dans un cas, les Turcs convoquent l’image de "l’ennemi héréditaire" grec (celui qui a attaqué la Turquie en 1919), dans l’autre cas, les Russes convoquent l’image de l’armée allemande franchissant leur frontière le 22 juin 1941, lors de l’opération Barbarossa.

5. Dans les deux cas, Turcs et Russes cherchent à se prévaloir d’une lutte séculaire dans les mêmes lieux. A Chypre, les Turcs peuvent convoquer leur lutte contre Venise (ainsi que contre les autres puissances méditerranéennes chrétiennes : Gênes, la Papauté, l’Espagne) et leur domination exercée sur l’île de 1571 à 1878, c’est-à-dire pendant trois siècles.
Et les Européens de l’ouest oublient souvent, obnubilés qu’ils sont par la victoire de Lépante sur les Turcs en 1571, que cette même année 1571 fut aussi celle durant laquelle l’empire ottoman arracha Chypre à Venise. [Pour mémoire : Chypre resta turque durant 307 ans alors que la Corse n’est française que depuis 254 ans...].
Les Russes, de leur côté peuvent faire valoir qu’ils vainquirent le roi de Suède Charles XII à Poltava, en Ukraine (en 1709), qu’ils affrontèrent les Anglo-Franco-Turcs en Crimée (de 1853 à 1856), qu’ils lancèrent en Ukraine leur plus coûteuse campagne de la guerre de 14 (l’offensive Broussilov, en 1916) et qu’ils se battirent avec acharnement contre les Allemands, notamment en Crimée, en 1941-1944.

6. La perception des Russes et des Turcs par l’opinion occidentale. Cette perception est en grande partie fantasmée par des réminiscences historiques, qui dessinent de ces peuples une sombre image. D’abord celle de peuples vivant dans des pays immenses, steppiques, inhospitaliers. Cadres géographiques et climatiques qui ne sont peut-être pas loin d’en modeler, à leur semblance, des peuples redoutables, sauvages et cruels : pays immense pour la Russie (22 millions de km² pour la Russie impériale comme pour l’URSS), pays immense pour l’ancien empire ottoman qui, à son apogée (XVIe-XVIIe siècles) s’étendait sur trois continents : Europe, Asie, Afrique, totalisant 5 millions de km².
Pays redoutable pour les Russes, qui vainquirent Charles XII, Napoléon et Hitler et exportèrent la Révolution "communiste". Pays redoutable pour les Turcs, qui vainquirent les Byzantins et les Européens, poussèrent des incursions en Europe, jusqu’à Vienne (en 1529 et 1683), absorbèrent l’empire byzantin, étendirent leur mainmise sur la péninsule des Balkans jusqu’au XXe siècle. La peur des Turcs persista longtemps en Europe centrale, à preuve les Türkenglocken (cloches aux Turcs) qui, dans l’Europe germanophone, alertaient les populations lors des raids ottomans.

7. Mais pays cruels aussi : cruauté des Russes, sous le règne d’Ivan le Terrible, sous le règne de Pierre le Grand, avec la répression des streltsys (en 1698) - à laquelle répondit, dans l’empire ottoman, plus d’un siècle après, la répression parallèle des janissaires par le sultan Mahmoud II en 1826 [streltsys et janissaires étaient d’anciens soldats d’élite vivant mal leur déclassement], cruauté des répressions des révoltes polonaises par les Russes, en 1830 et 1863, cruauté de la guerre civile russe, en 1918-1922, et, bien sûr, cruauté du régime soviétique, sous Lénine, Staline et leurs successeurs.
Pour les Turcs, ce sont les cruautés de la prise de Constantinople, du siège de Malte, et, bien entendu, du massacre des Arméniens, en 1915 et des Chypriotes grecs en 1974. Et il n’est pas jusqu’à la tentative de putsch contre Recep Tayyip Erdogan, en juillet 2016 (104 putschistes tués, 6000 arrêtés, plusieurs soldats lynchés), qui ne fasse écho à la tentative de destitution de Boris Eltsine, en septembre-octobre 1993 (de 187 à 2000 morts, selon les sources).

8. Au cours des derniers siècles, Russes et Turcs ont été souvent en conflit les uns avec les autres. Du XVIe siècle à 1918, on ne compte pas moins de 12 guerres russo-turques - et les deux pays continuent à s’affronter, directement ou indirectement : en Corée, de 1950 à 1953, où, sous commandement américain, une brigade turque combattit les Nord-Coréens, soutenus par les Russes.
Au cours des guerres yougoslaves, dans la décennies 1990, avec l’OTAN, où des avions turcs ont participé au bombardement de la Serbie, que soutenait diplomatiquement Moscou.
En Syrie, où, en 2015, deux avions F-16 turcs ont abattu un Su-24 russe.
En Libye, dans l’actuelle guerre civile, les Turcs soutiennent le gouvernement de Tripoli, pendant que les Russes soutiennent celui de Benghazi.
Mais, paradoxalement, tout se passe comme si, chez les Européens de l’ouest, les mauvaises images de l’un appelaient celles de l’autre, comme si l’image du cosaque appelait celle du janissaire, et celle du bachi-bouzouk celle du Kalmouk de l’Armée rouge.

9. L’identification d’un pays à l’autre se marque aussi par leurs dirigeants : Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan sont tous les deux nationalistes (et agressifs à l’égard de l’extérieur).
Tous les deux, à l’intérieur, répriment leurs oppositions (celle des autres partis et des Kurdes pour Erdogan, celle des Tchétchènes et des dissidents pour Poutine).
Tous les deux ont des idées conservatrices sur les relations hommes-femmes et la sexualité (et en matière sociétale en général). Tous les deux, en matière religieuse, promeuvent (et s’appuient sur) la religion traditionnelle (l’orthodoxie pour l’un, l’islam pour l’autre).
De même que, dans le monde hispanophone, pour les défenseurs des droits humains, l’image de Pinochet - déjà fort mauvaise - est plombée par celle de Franco (tous les deux hispaniques, militaires, putschistes, conservateurs, porteurs d’une petite moustache... et morts dans leur lit), de même l’image de Vladimir Poutine et celle de Recep Tayyip Erdogan tendent à déteindre l’une sur l’autre, en dépit de l’hétérogénéité et de la différence de leurs pays.

10. La perception des deux pays est aussi ambivalente : ce sont des alliés dont on profite mais aussi dont on se méfie, ou qu’on regarde avec dédain. La France a profité des Turcs, contre Charles Quint, sous François Ier, et plus tard, sous Louis XIV (qui aurait discrètement encouragé Kara Mustapha, par son ambassadeur Guilleragues, à assiéger Vienne en 1683, pour favoriser sa politique des Réunions). Ce qui n’empêcha pas Louis XIV, en 1664, d’envoyer 5500 hommes, battre les Ottomans, à Mogersdorf, de concert avec les Impériaux du général Montecuccoli. Ou d’expédier une troupe de secours aux Vénitiens, en 1669, lors du très long siège (21 ans !) de Candie (Héraklion, en Crète) par les Turcs, ou de faire bombarder Chio (en 1681) et Alger par l’amiral Duquesne, en 1682 et 1683.
De même a-t-on instrumentalisé les Turcs lors de la guerre de Crimée (1853-1856), ce qui n’a pas empêché de se partager les dépouilles de leur empire, après 1918. Et si on a été contents de les accueillir dans l’OTAN, en 1952, on les a repoussés du pied lorsqu’ils ont cherché à entrer dans l’Union européenne. Les Turcs sont bons pour se faire trouer la peau (comme en Corée), mais quand il s’agit de manger à la même table européenne, c’est : "A l’office, avec les domestiques !"...

11. Même attitude envers les Russes. Après un long XIXe siècle, où, aux yeux des Français, les Russes sont passés du stade de bourreaux des peuples (de la Pologne, en 1830 et 1863, à la Hongrie, en 1849), à celui d’alliés de revers contre les Allemands, en 1892, leur image s’est dégradée en 1918, à la fois à cause de l’abandon de la lutte contre l’Allemagne (traité de Brest-Litovsk), mais, surtout, à cause de la Révolution d’Octobre, qui en faisait les continuateurs honnis de la Terreur et de la Commune.
Et, durant l’entre-deux-guerres, si (pour reprendre la distinction de Giraudoux), l’Allemagne fut l’adversaire, la Russie fut l’ennemie. Et les Occidentaux (entendre Français, Britanniques et Américains) n’eurent de cesse de pousser Allemands et Russes à s’entretuer pour ramasser les morceaux (ce qui, pour partie, explique le pacte germano-soviétique d’août 1939).
Et, durant la Seconde Guerre mondiale (mais surtout après), l’issue de la guerre, de manière assez méprisante, fut moins interprétée comme une victoire russe que comme une défaite allemande.
Et on attribua à cette victoire des raisons péjoratives, qui ne reflétaient en rien les qualités des Russes : soit des raisons physiques (l’immensité russe, le froid, la raspoutitsa - le dégel qui embourbait les véhicules), soit des raisons humaines dégradantes telles que les masses d’hommes, le mépris des pertes, le fanatisme, la terreur exercée par les commissaires politiques, etc.
Rien sur l’excellence de la stratégie, la délocalisation des industries de guerre derrière l’Oural, les armements mieux adaptés au climat, le patriotisme, l’abnégation, l’excellence du service de renseignement...

12. Cette piètre opinion se reflète dans certaines expressions de la langue française, qui donnent une image fâcheuse des Turcs et des Russes. L’expression "tête de Turc" est issue des dynamomètres de foire, où l’on frappait de toutes ses forces une figurine coiffée d’un turban (censée représenter un Turc). Elle a disparu des fêtes foraines, mais l’expression demeure (comme, malgré la législation antiraciste et le changement de mentalité, l’adjectif "noir" demeure associé à nombre de connotations négatives). Et j’ai déjà dit, dans des messages précédents, combien le mot "Russe" pâtit de sa paronymie avec les termes "fruste" et "rustre".

13. Symboliquement, il n’est pas jusqu’au drapeau turc qui ne rappelle le drapeau soviétique : tous les deux rouges, tous les deux frappés d’une étoile, étoiles certes disposées différemment et de taille inégale (dans la partie médiane et assez grande pour les Turcs, dans un angle et plus petite pour les Soviétiques). Et même la courbe du croissant turc reproduit presque celle de la faucille de l’emblème soviétique.
La parenté visuelle est d’autant plus remarquable qu’il existe très peu de drapeaux de pays musulmans avec rouge dominant (les deux autres sont le drapeau tunisien et le drapeau marocain). Or le rouge a valeur ambivalente : c’est la couleur du feu qui réchauffe et du sang que l’on donne, celle du ruban et du cordon de la Légion d’honneur, celle des cardinaux de la Curie, celle du tapis que l’on déroule devant les chefs d’État ou sous les pieds des vedettes au festival de Cannes, mais c’est aussi celle de l’extrême-gauche, celle de la Révolution, celle des "partageux" et des "pétroleuses", celle du bourreau et du fer marquant les condamnés, celle des juges des assises, celle de l’incendie qui détruit et celle du sang des Arméniens et des Polonais de Katyn...

En conclusion. Nombre d’entre vous trouveront sans doute mon rapprochement (entre la Turquie et la Russie) farfelu, voire tiré par les cheveux. J’aurais pu, en effet, opérer un rapprochement de la Russie avec l’Allemagne de Guillaume II ou de Hitler, ou avec les États-Unis depuis le milieu du XIXe siècle.

C’étaient en effet les associations qui venaient en premier à l’esprit et sans doute certains l’ont-ils fait. J’ai cherché la difficulté en appariant deux pays non seulement dissemblables mais aussi antagonistes. A vous de me dire si j’ai réussi ou échoué : je vous saurais gré de vos remarques, compléments, objections et critiques.

   

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