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Brésil : Qui les a tués ?

samedi 18 juin 2022 par Charlotte Dafol

Décidément, le journalisme d’investigation tue !
Il aura fallu 10 jours après la disparition du journaliste britannique Dom Philipps et du Brésilien Bruno Pereira pour que le décès des deux hommes soit confirmé, suite aux aveux de l’un des suspects reconnaissant avoir enterré leurs corps.

L’assassinat de l’anthropologue brésilien Bruno Pereira et du journaliste britannique Dom Philips met en lumière les menaces qui pèsent sur l’Amazonie et la responsabilité du gouvernement de Jair Bolsonaro dans l’augmentation des violences. (NDLR)

Les corps de l’activiste Bruno Pereira et du journaliste Dom Phillips ont été retrouvés mercredi 15 juin dans une zone reculée de l’Amazonie brésilienne. Si tous les détails de l’affaire sont encore loin d’être éclaircis, celle-ci n’en est pas moins une occasion de se pencher sur la réalité de la forêt amazonienne pour essayer d’en comprendre les multiples enjeux.

Bruno Pereira et Dom Phillips étaient portés disparus depuis le dimanche 5 juin. Des restes de leurs corps ont été retrouvés dix jours plus tard suite aux aveux de l’un des suspects.

Dom et Bruno : un journaliste anglais passionné par la région et un Brésilien défenseur des peuples indigènes. À entendre la nouvelle de l’autre côté de l’Atlantique, il est sans doute difficile d’en mesurer le sens et la gravité. Au Brésil, dans les milieux militants, le désarroi profond, bien que teinté d’un certain cynisme. Contrairement à ce qu’en a dit le Président Bolsonaro – qui, lui, sait très bien de quoi il ne parle pas – il ne s’agissait pas de deux aventuriers insoucieux, courant le risque de se perdre ou d’être engloutis par la nature sauvage, mais bien de deux personnes engagées pour défendre la forêt et ceux qui la préservent.

En même temps, on sait bien que s’il n’y avait eu un « gringo » dans l’affaire, elle serait sans doute passée inaperçue, comme tant d’autres, dans une région (et dans un pays) ou la criminalité atteint des sommets. Oui, on meurt en Amazonie, comme on meurt dans beaucoup de grandes villes brésiliennes, et pas de mort naturelle. Et à l’instar du cas Marielle Franco, femme politique assassinée en plein centre de Rio de Janeiro le 14 mars 2018, il est probable que l’on ne dévoile jamais – ni ne condamne – les réels mandataires de cet assassinat.

Néanmoins, les éléments dont on dispose et la grande répercussion de l’affaire dans les médias restent une bonne occasion de mieux comprendre la réalité locale et de déconstruire un peu l’image presque mythique que l’on peut avoir de la forêt amazonienne depuis l’Europe.

Je ne suis pas spécialiste de la région : résidente au Brésil depuis une dizaine d’année, je n’ai connu que de manière superficielle certaines parties de l’Amazonie. Mais par mon expérience sur le continent, et ayant accès un bon nombre de publications et témoignages en langue originale1, je peux au moins transmettre quelques notions de base pour cerner le fond du sujet.

La notion préalable à tout débat sur la forêt amazonienne est celle de sa talle : presque 7 000 km2, dont 5 000 au Brésil – ce qui représente plus de la moitié du territoire national. L’Amazonie, c’est deux fois l’Inde, dix fois la France, 200 fois la Belgique. Les routes y sont peu nombreuses et la végétation d’une densité souvent impénétrable. Les distances entre les villes se comptent généralement en jours de navigation.

Autant dire que l’observation et contrôle du territoire n’est pas une mince affaire. Aussi gigantesques soient les incendies dont on parle tant dans les médias, par exemple, vous n’avez pas plus de chance de les voir de votre fenêtre que de surveiller le port de Marseille depuis Varsovie.

En ce qui concerne la population locale, elle est composée, d’une part, de plusieurs centaines de communautés indigènes (on dit qu’il y a davantage de langues parlées en Amazonie qu’à l’ONU), mais dont seule une minorité est véritablement isolée, et la plupart en interaction directe avec les autres habitants et visiteurs de la région.

D’autre part, les bords des fleuves sont habités par de nombreuses communautés de riverains, originaires des quatre coins du Brésil et installés depuis une ou plusieurs générations, vivant le plus souvent de pêche et d’agriculture familiale. Enfin, les tensions qui pourraient déjà exister entre ces deux groupes sont attisées par les multiples activités économiques plus ou moins illicites de la région, qui attirent aussi bien les opportunistes que les multinationales.

Accaparement de terres publiques (pour la revente ou pour l’agriculture), extraction artisanale ou industrielle de minéraux (aluminium, fer, cuivre, or...), commerce légal ou illégal de bois, construction et gestion de barrages hydroélectriques aux lourdes conséquences humaines et environnementales, chasse, pêche et contrebande d’espèces protégées, et, clou du spectacle, narcotrafic en pleine expansion… notamment dans la zone de la triple frontière avec le Pérou et la Colombie, où Dom et Bruno ont été assassinés.

Et Bolsonaro dans tout ça ?

Malheureusement, il faut bien admettre qu’aucune de ces activités n’a commencé avec lui. C’est en fait pendant la dictature militaire de 1964-1985 que la déforestation et tout ce qui y est lié ont pris des proportions démesurées. Et malgré les efforts faits depuis le retour de la démocratie, la situation reste alarmante : on estime que 20% de l’Amazonie a été déforestée au cours des 50 dernières années.

Soit dit en passant, de nombreuses organisations internationales alertent que dépasser la barre des 25 % pourrait être fatal pour l’écosystème et pour notre survie sur la planète.

Mais si le gouvernement actuel n’a rien inventé, il est indéniable que la criminalité, notamment en milieu rural, les invasions de terres indigènes et les incendies battent de tristes records depuis 2019. Le laxisme volontaire de l’extrême-droite au pouvoir prend des formes subtiles : assouplissement des législations, pressions et coupes budgétaires sur les instituts de surveillance, remplacement progressif, à tous les niveaux, de fonctionnaires civils par des militaires et des policiers, suspension des amendes et des procès, le tout enrobé d’un discours de haine et de violence qui laisse implicitement les mains libres à tous ceux qui voudraient faire leur business en ignorant les lois, et régler leurs comptes sans avoir recours à l’État.

C’est sur toutes ces questions – et notamment sur leurs conséquences pour notre avenir – que travaillait Dom Phillips. Journaliste anglais résidant depuis 15 ans dans la région nord-est du Brésil, il préparait un ouvrage qui devait s’intituler « Comment sauver l’Amazonie ». Et c’est pour réaliser une enquête de terrain qu’il avait décidé d’accompagner Bruno Pereira au Vale de Javari, près de la seconde plus grande réserve indigène du pays.

Dans cette région géographiquement centrale de la forêt amazonienne, à défaut d’une présence efficace de l’État, des groupes indigènes s’organisent par eux-mêmes pour protéger leurs terres et surveiller la pêche illégale, s’exposant évidemment à toutes sortes d’attaques et menaces de la part des trafiquants et contrebandiers.
Bruno Pereira, ancien fonctionnaire de la FUNAI2, avec laquelle il avait pris ses distances pour devenir activiste indépendant, les accompagnait dans cette mission.

Le matin du 5 décembre, accompagné de Dom Phillips, il quittait donc leur base pour se rendre en ville, avec en poche des vidéos compromettante sur les activités de pêche illégale, qu’il comptait remettre à la police. Il aurait fallu à peine plus de deux heures aux deux hommes pour atteindre leur destination.

En début d’après-midi, l’absence de nouvelles était déjà suspicieuse. Là aussi, ce sont les indigènes qui ont pris immédiatement l’initiative de se lancer sur leurs traces. Les forces de l’ordre ne les ont rejoint que deux jours plus tard, poussés par la pression internationale.

La piste d’une embuscade a très vite été privilégiée, en raison des menaces dont Bruno Pereira avait été victime à la veille de sa disparition. Il aura tout de même fallu attendre encore une bonne semaine et les aveux du principal suspect pour trouver l’endroit où les corps – d’abord fusillés et écartelés – avaient été enterrés.

L’enquête ne s’arrête évidemment pas là et il est probable que d’autres personnes soient impliquées dans cet assassinat. Mais quel qu’en soit le dénouement, il est fondamental de ne pas considérer ce qui semble être un simple « règlement de compte » comme un cas particulier.

On parle bien ici d’un territoire en conflit, prisé par des groupes armés et par de multiples intérêts économiques qui n’ont pas la moindre considération pour l’environnement ni pour la vie des populations autochtones.

On parle d’une guerre aux victimes quotidiennes, même si leurs noms n’arrivent généralement pas jusqu’à nous. Et c’est aussi sur ce point qu’il faut être doublement attentif : dans leur audace, les mandataires du crime ne se sont pas même laissé impressionner par la médiatisation de leurs cibles et par les risques d’une forte répercussion dans l’opinion publique - ce qui en dit long sur l’expansion, l’impunité et la banalisation de la violence dans la région.

Une fois de plus, le triste destin et l’immense engagement de Bruno et Dom ne peuvent qu’appeler à une prise de conscience globale sur la situation du « poumon » de la planète.


Voir en ligne : https://blogs.mediapart.fr/charlott...

   

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