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L’incroyable ignorance des colonies de la part de l’opinion française

Deux siècles de confusions et de méconnaissance

jeudi 18 octobre 2018 par Alain Ruscio

Du temps des colonies, les Français n’en avaient qu’une connaissance confuse. Tel article de 1889 parlait du "minaret" surmontant la pagode bouddhiste d’Angkor, tel autre en 1931 plaçait la muraille de Chine au nord du Viet-Nam et un autre en 1949 constatait que beaucoup de Français situaient l’ile de la Réunion dans les Antilles. L’univers colonial était l’objet de multiples confusions. Tous ces territoires étaient peuplés d’"Exotiques" que les Français mélangeaient abondamment. L’historien Alain Ruscio a relevé nombre de perles qui illustrent cette ignorance.

Un historien de la littérature constate qu’au XVIII è siècle « on distinguait mal l’Arabe du Turc, et plus d’un Français put croire de bonne foi que le temple de La Mecque se dressait aussi près du sérail de Constantinople que la Sainte-Chapelle l’était du Louvre » (Pierre Martino, Les Arabes dans la comédie et le roman du XVIIIè siècle, 1905) [1].

Au XIXè siècle, guère de progrès : « Des populations entières, on peut même dire toutes celles de nos campagnes, se succèdent sans avoir la moindre notion des rivages lointains où de courageux compatriotes prolongeraient pour ainsi dire la France, sans savoir le nom de nos Antilles, du Sénégal, de nos récentes colonies du Pacifique, de la Cochinchine, du Mexique, de Madagascar qui est encore à faire, seront moins impopulaires en France si on savait mieux parmi nous de quel pays s’agit-il, et si par conséquent instruit de leurs ressources et des avantages de leur situation, on se sentait plus apte à en profiter » (Maurice La Chesnais, Revue du monde colonial américain et asiatique, avril-juin 1864) [2].

Ernest Feydeau, le père du dramaturge, visite à cette époque l’Algérie. Il déplore : « Pour la plupart des habitants de l’Europe, l’Algérie est un peu moins connue que la Chine » (Alger, 1862) [3].

Un pilier du parti colonial (il est vrai alors en gestation) constate, amer : « Les colonies françaises sont presque inconnues en France ! Combien peu de personnes savent même le nombre de nos colonies ! Et sur le détail de leur géographie, de leur histoire, de leurs productions, de leur commerce, de leur administration, l’ignorance est plus grande encore. Le malheur est que, dans nos collèges, on ne s’occupe pas plus de l’étude de nos colonies que si elles n’existaient pas, malgré le haut intérêt qui s’y rattache à tous les points de vue » (J. Rambosson, Les colonies françaises, 1868) [4].

« Qui de nous, après avoir terminé ses études et obtenu le diplôme de bachelier, était bien sûr, il y a dix ans, de pouvoir énumérer toutes les colonies françaises ? » (J.-T. Coffin, Des colonies et de l’Afrique centrale, 1879) [5].

« Sur mille citoyens, il n’y en a peut-être pas deux qui sachent au juste dans quel but, dans quel intérêt, on se jette en ces aventures, et pourquoi l’on s’y obstine. Les copieuses explications de la presse, les discussions cicéroniennes du Parlement n’instruisent à cet égard que le très petit nombre. À l’heure qu’il est, vous rencontrerez beaucoup d’esprits — je parle des plus attentifs — qui n’ont encore rien compris aux causes fort obscures, du reste, et fort embrouillées de l’expédition de Madagascar » (François Coppée, Guerre lointaine, 29 novembre 1894) [6].

Adolphe Messimy, Saint-Cyrien, député, puis sénateur (radical), rapporteur du budget des Colonies, se fit une spécialité de dénoncer la faible part de la question coloniale dans l’enseignement en métropole. En 1911, son interpellation au ministre fait peut-être sourire certains : « La plupart des élèves se figurent que nos colonies sont des endroits où l’on envoie les mauvais sujets pour les faire manger par les anthropophages » (Chambre des députés, 21 février 1911). Dix jours plus tard, le 2 mars, il devient ministre des Colonies (Cabinet Ernest Monis). Va-t-il appliquer ses idées ? Malheureusement, le Cabinet est très éphémère (chute le 23 juin). Par la suite, Messimy s’en tient à son idée fixe. Seize ans après une première interpellation, il écrit au ministre de l’Instruction publique, Édouard Herriot : « L’ignorance de la plupart des Français en matière coloniale est l’un des plus grands obstacles qui s’opposent à la mise en œuvre des richesses latentes de nos possessions lointaines » (Le Temps, 24 janvier 1927) [7]. Il brosse ensuite un tableau désolé de la place des questions coloniales dans les programmes scolaires, puis demande au ministre quelles mesures il compte prendre pour remédier à ce fait.

Mais c’était peine, semble-t-il, perdue. En 1931, durant six mois pleins, plus de 8 millions de visiteurs firent le voyage de l’Exposition de Vincennes. Les tenants de la présence française aux colonnes exultaient : les Français avaient enfin l’esprit colonial ! Pas certain du tout, répliquait, réaliste, un journaliste spécialisé : « Au lendemain de Vincennes, le Français ne saura pas où c’est, mais il saura que ça existe » (Pierre Mille, 1931) [8].

L’incroyable sondage de 1949

Du 21 novembre au 31 décembre 1949, l’INSEE procède à un sondage national d’une ampleur exceptionnelle (21 questions expédiées à 4.193 personnes tirées au sort dans 200 communes ; 3.000 réponses anonymes furent retenues), que l’on pourrait appeler la France profonde [9]. Jamais enquête n’avait été menée, sur ces questions, de façon si approfondie, avec des méthodes modernes. L’enjeu était de taille : alors que se profilait une décolonisation à laquelle la France officielle tentait de résister par tous les moyens, il s’agissait de savoir 1/ ce que savaient ; 2/ ce que pensaient les Français de l’Empire.

Une modeste livraison, à couleur bistre-marron, du très officiel Bulletin mensuel de Statistique d’outre-mer, publication conjointe du Ministère des Finances et du Ministère de la France d’outre-mer, publia les résultats [10].

La première question du sondage de 1949 était toute simple : Pouvez-vous citer le nom de possessions françaises outre-mer ? On aurait pu penser que l’Algérie, les Antilles, La Réunion, départements, que l’Indochine, alors en guerre depuis trois ans, que la Tunisie, le Maroc, le Sénégal, la Côte d’Ivoire… étaient devenus des noms familiers aux oreilles des Français… Il n’en était rien.

Deux sondés sur 10, précisément 19 %, ne pouvaient citer aucun nom ; une deuxième tranche de 19 % avançait un ou deux noms. À l’opposé, les bons élèves, capables d’après les sondeurs de citer cinq pays ou plus, n’étaient que 28 %. Parmi ces pays cités, l’Algérie arrivait cependant en tête, avec 39 % des sondés, devant le Maroc, 38 %, et l’Indochine, 35 %.

Mais les DOM étaient particulièrement mal lotis : Martinique, 7 % ; Guadeloupe, Réunion, Guyane, 4 % – certains se réfugiant derrière un prudent Antilles (3 %). Les sondeurs ajoutaient, mi-amusés, mi-excédés, que la Corse, la Syrie-Liban, Haïti, le Siam, la Palestine et même… la Chine figuraient parmi les réponses. À une question plus difficile, l’estimation de la population totale des possessions françaises (alors Union française), un Français sur deux ne savait répondre, 14 % avançaient le chiffre slogan du Parti colonial : 100 millions.

Une remarque au passage : ces mêmes Français qui ignoraient globalement leur Empire… étaient plutôt satisfaits de son bilan. À la question : La France a-t-elle bien travaillé dans les Territoires d’outre-mer ?, presque la moitié, 45 %, répondaient positivement, 22 % répondaient : Cela dépend. Si l’on additionne les 45 % de Oui et ne serait-ce que la moitié des Ni oui-ni non, on parvient donc à une majorité absolue.

Ce sont les enfants de cette France-là que les gouvernants de la IV è République vont envoyer faire les guerres de décolonisation, en Indochine – où il n’y avait certes que des engagés — puis en Algérie. En 1957, un sondage est effectué auprès des jeunes soldats en partance, justement, pour ce second conflit. Diverses questions sont posées. À la première, « Combien y a-t-il de Français installés en Algérie ? », 70 % répondent par des chiffres variant entre 30 et 60.000. La seconde question porte sur la distance à parcourir entre Marseille, lieu d’embarquement, et Alger ; les réponses vont de 100 à 5.000 km, la moyenne des réponses se situant autour de 3.000 ; enfin, 15 à 20 % des recrues pensent que l’Algérie est au sud du Sahara… [11]

Mieux vaut en rire…

Un livre entier ne suffirait sans doute pas pour relever tous les contre-sens, erreurs, approximations, concernant la géographie et l’histoire coloniales. Parfois, les auteurs étaient de simples et braves citoyens. D’autres fois, des responsables politiques, des intellectuels, des journalistes dirent ou écrivirent des bourdes plus difficilement excusables…

La suite de l’article Ici.

Conclusion désabusée d’un observateur des réalités post-coloniales dans les DOM-TOM, inventeur par ailleurs de l’expression Confettis de l’Empire : « L’indifférence de l’opinion “éclairée“ à l’égard de nos poussières d’empire a été dénoncée ici. Au niveau de l’homme de la rue, elle confine à l’ignorance la plus épaisse. Le Français moyen, celui du métro, de l’épicerie, de la terrasse de café, manifeste une sorte de “bon sens“ instinctif. Pour lui, les choses sont désormais assez simples : depuis longtemps, la France n’a plus de colonies. Voilà tout. Spontanément il considérera n’importe quel Noir croisé dans la rue comme le citoyen d’un jeune État indépendant (…). “ Partout où je vais, nous disait un jeune intellectuel de Cayenne, à la poste, à la gare et même dans les administrations, on me demande souvent mon passeport quand je dis que je suis guyanais. Lorsque je réponds que la Guyane est encore un département français, on me regarde avec une pointe de suspicion“.
Le même genre de mésaventures arrive quotidiennement aux Antillais ou aux Réunionnais » (Jean-Claude Guillebaud, Les confettis de l’Empire, 1976) [12].


Voir en ligne : http://histoirecoloniale.net/L-incr...


[1Revue Africaine, 1905, Site Internet Algérie ancienne.

[2Cité par Truong Ba Can, L’action diplomatique de la France en vue de consolider son établissement en Cochinchine (1862-1874), Thèse de Doctorat de IIIè Cycle, Univ. des Lettres de Paris, section Histoire, 1963.

[3Paris, Michel Lévy Frères.

[4Les colonies françaises. Géographie, histoire, Administration et Commerce, Paris, Delagrave.

[5es questions du jour. Des colonies et de l’Afrique centrale, Paris, Delagrave, cité par André Masson, « L’opinion française et les problèmes coloniaux à la fin du Second Empire », Revue française d’Histoire d’Outre-Mer, Tome XLIX, n° 176-177, 1962.

[6In Œuvres Complètes, Vol. VII, Prose, Paris, Éd. Lemerre, Libr. L. Hébert, Alexandre Hussaux, Succ., 1897 (Gallica).

[7« Les lacunes de l’enseignement colonial ».

[8Cité par Charles-Robert Ageron, « L’Exposition coloniale de 1931. Mythe républicain ou mythe impérial ? », in Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Vol. I, La République, Paris, Gallimard, 1984.

[9Charles-Robert Ageron, « L’opinion publique face aux problèmes de l’Union française », in Les chemins de la Décolonisation de l’Empire colonial français, Colloque organisé par l’IHTP, Paris, 4-5 octobre 1984 ; Paris, Ed. du CNRS, 1986.

[10Ministère des Finances et des Affaires économiques, INSEE & Ministère de la France d’outre-mer, Service des Statistiques des Territoires d’outre-mer, « Connaissez-vous la France d’outre-mer ? », Bulletin mensuel de statistiques d’outre-mer, Supplément série Etudes, n° 22, s.d. (1951).

[11« Quand les conscrits lisent “Tintin“ », France-Observateur, 23 mai 1957.

[12Paris, Seuil, Coll. L’Histoire immédiate.

   

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