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Gilets jaunes : l’aventure continue

dimanche 2 décembre 2018 par Descartes

Pourquoi le mouvement des « gilets jaunes » est si difficile à saisir ? Cela fait maintenant deux semaines que le mouvement a commencé, et nos élites politico-médiatiques ne semblent toujours pas avoir décidé quelle était la meilleure manière de gérer le mouvement ou de se positionner par rapport à lui. Du côté du gouvernement, on hésite entre un versant présidentiel compatissant et pédagogique qui réduit la protestation à un simple malentendu issu des quelques maladresses de communication, et un versant gouvernemental qui cherche désespérément des interlocuteurs pour entamer une négociation classique après avoir affirmé qu’il ne dévierait pas de sa ligne.

Aucun de ces deux versants ne semble avoir trouvé son écho : le discours pédagogique donne aux Français l’impression qu’on les prend pour des imbéciles, et les interlocuteurs disposés à entamer un dialogue pour la forme sont introuvables, comme l’a bien montré la pantomime de l’invitation à Matignon d’un certain nombre de personnalités supposées représentatives et qui s’est soldée par un fiasco.

Il faut dire que si le gouvernement peine, ce n’est guère mieux ailleurs. L’opposition de gauche tout comme les syndicats semblent paralysés par leurs contradictions. La CGT dénonce un mouvement qui serait noyauté par l’extrême droite, alors que le leader de LFI décide que les élus de son parti s’y joindront. Tout le monde a l’air de marcher sur des œufs. Pour un monde politique et syndical habitué à lire les situations à travers du prisme « gauche/droite », la situation est de toute évidence très inconfortable. D’autant plus que le mouvement en question a commencé par souligner sa méfiance envers partis et syndicats, toutes orientations confondues.

Derrière ces difficultés il y a à mon sens une profonde incompréhension de la nature réelle du mouvement des « gilets jaunes ». L’ensemble des commentateurs politiques essayent d’analyser le mouvement en termes de mouvements revendicatifs. C’est à mon sens une erreur : le mouvement des « gilets jaunes » n’est pas un mouvement revendicatif, c’est un mouvement expressif. Son but n’est pas de revendiquer telle ou telle mesure, tel ou tel changement, mais d’exprimer un mécontentement, une angoisse, une exaspération.

Vous me direz que des revendications diverses – baisse de la taxe sur les carburants, fin de la limitation à 80 km/h, dissolution de l’Assemblée, démission du président – ont été ici et là formulées. Mais on sent bien à l’écoute des « gilets jaunes » et en discutant avec eux que ces revendications sont là pour la forme. Que ceux qui les formulent cherchent quelque chose de bien plus général. Non, la revendication est un élément secondaire de cette crise.

Si l’on adopte cette grille de lecture, alors tout devient simple et aisément explicable. On comprend alors pourquoi le mouvement peut toucher des gens très divers – que ce soit en termes sociologiques, idéologiques, économiques, politiques – et recevoir le soutien d’une large majorité de l’opinion. On arrive difficilement à un consensus sur une solution, mais on arrive assez facilement à se mettre d’accord sur le fait qu’il y a un problème. Le mouvement des « gilets jaunes » permet donc d’amalgamer des gens très différents parce que son but est de poser le problème, et non pas de trouver des solutions. C’est pour cela que le mouvement se développe sans structures, sans leaders. C’est là la condition sine qua non de son développement. Elire des dirigeants et se donner des structures revient à se placer du côté de la recherche de solutions, et non plus de l’expression du problème.

C’est en ce sens que le mouvement des « gilets jaunes », loin d’être anti-politique, est au contraire un appel presque désespéré au politique. Les « gilets jaunes » ne prétendent pas avoir une solution, ils posent un problème et appellent le politique à trouver la façon de le résoudre. Ce qu’ils veulent, c’est d’abord une véritable écoute. Et si le mouvement dure, c’est parce qu’ils savent qu’ils ne seront pas écoutés, que derrière les discours compatissants du président de la République il n’y a la moindre compassion, que c’est Edouard Philippe qui dit vrai lorsqu’il déclare que le gouvernement ne changera pas sa ligne quoi qu’il advienne.

Parce que le mouvement est expressif et non revendicatif, l’arsenal habituel des procédures pour gérer ce dernier type de conflit sont inopérants. Dès lors que les protestataires ont formulé leurs revendications et qu’ils ont des représentants, on peut commencer à discuter. Les uns savent qu’il faudra céder quelque chose, les autres qu’ils n’obtiendront pas tout ce qu’ils demandent. La question est donc où mettre le curseur, et d’une façon générale la position finale est dictée par le rapport de forces c’est-à-dire, par les dommages que chaque partie est en mesure d’infliger à l’autre.

Mais un accord suppose que les deux parties fonctionnent dans un climat de confiance, qu’une fois l’accord atteint chacune d’entre elles l’appliquera de bonne foi. Un mouvement « expressif » comme celui des « gilets jaunes » est bien plus difficile à contrôler, car lorsque le mécontentement s’exprime en dehors de tous les mécanismes de représentation institutionnelle, c’est le signe que ces mécanismes ont perdu la confiance des citoyens. A partir de là, toute promesse, tout engagement, toute explication est inefficace. Les gens ne se satisferont que de faits, d’un changement réel de leurs vies. Or, à supposer même que le gouvernement soit d’humeur à pousser en avant ce changement, cela nécessite du temps. Il faut concevoir des mesures et les mettre en œuvre.

Le mécontentement qui explose aujourd’hui ne date pas d’hier ni même d’avant-hier. Si la hausse des carburants est le détonateur de la protestation, il n’en est pas la raison. La situation de ces gens qui sortent bloquer les ronds-points – et de ceux, encore plus nombreux, qui les soutiennent – est l’aboutissement de trente-cinq ans de choix politiques conduits avec une égale constance par la gauche et par la droite, tout simplement parce que ce sont les choix des « classes moyennes » qui occupent depuis le début des années 80 la totalité du champ politique. Depuis trente-cinq ans on a laissé tomber la France des usines et des champs, celle qui n’est pas assez pauvre – ou assez violente – pour se rappeler à l’imaginaire des « classes moyennes » mais qui n’est pas non plus assez riche pour vivre décemment et échapper à la précarité.

Trente-cinq ans qui ont vu le chômage de masse s’implanter durablement, la précarité se généraliser, les services publics disparaître ou devenir marchands. Trente-cinq ans pendant lesquels on a encouragé la féodalisation du territoire et la mise en concurrence des collectivités locales. Trente-cinq ans pendant lesquels on a voulu et organisé l’impuissance de l’Etat et donc des représentants élus par le peuple dont c’est l’outil. Trente-cinq ans pendant laquelle notre caste politique a fait de la communication l’alpha et l’oméga de son action. Comment s’étonner que le peuple aujourd’hui se détourne d’eux, qu’il ne se sente pas représenté par des gens qui passent plus de temps à lui expliquer qu’il doit se résigner qu’à porter leurs intérêts ?

Et ce qui est plus grave, ces trente-cinq années ont construit un système qui fait que demain ne peut être, pour cette France-là, meilleur qu’hier. Dans le contexte concurrentiel imposé par le libre-échange et aggravé par la monnaie unique, seules les activités économiques « compétitives » survivront. Et la déflation salariale est la seule manière de préserver la compétitivité des activités qui font travailler la « France périphérique ». En effet, dès lors que les frontières sont ouvertes on ne peut plus jouer sur la rémunération du capital – car si le capital n’est pas bien rémunéré il partira ailleurs.

On peut difficilement jouer sur notre avance technologique, après avoir sacrifié un à un nos fleurons industriels, nos institutions éducatives, nos instituts de recherche, et concentré ce qui reste dans les métropoles. Il ne reste donc que le salaire comme variable d’ajustement. La vérité est qu’aujourd’hui cette France est, du point de vue du « block dominant », de trop. Le « block dominant » n’a plus besoin d’ouvriers ou des paysans – en Inde, au Brésil on en trouve pour moins cher. Il n’a même pas besoin de soldats pour protéger leurs mines et leurs usines d’une attaque ennemie, comme c’était le cas jusqu’aux années 1960.

Pendant des années on a pu occulter ce processus d’appauvrissement. D’une part, on a financé le niveau de vie des Français par l’emprunt, creusant ainsi une dette qui arrive maintenant à presque 100% du PIB. D’autre part, on a utilisé des infrastructures héritées des générations précédentes sans prévoir leur entretien ou leur renouvellement. On découvre ainsi aujourd’hui qu’un ouvrage d’art routier sur six dans notre pays présente aujourd’hui un danger potentiel, que nos lignes secondaires de chemin de fer sont dans un état déplorable, que nos centrales nucléaires arriveront dans deux décennies maximum à leur fin de vie sans qu’on ait rien fait pour pourvoir à leur remplacement.

Grâce à ces impasses, les « classes moyennes » ont pu faire bombance et acheter avec des miettes la paix sociale. Mais l’heure de l’addition approche. Déjà le déficit est sévèrement encadré pour réduire le poids de la dette, et on doit faire le choix d’abandonner certaines infrastructures – comme les petites lignes de chemin de fer – ou accepter leur dégradation. Quelqu’un va devoir payer, et ce ne sera pas ceux qui, parce qu’ils sont mobiles, peuvent quitter la table à toute vitesse pour aller manger ailleurs.

Je ne pense pas que les « gilets jaunes » dans leur grande majorité comprennent rationnellement ce processus, qu’ils saisissent vraiment le lien entre la politique économique générale et leurs malheurs particuliers. Cependant, leur mouvement est subversif – infiniment plus que celui de « Nuit debout », par exemple – parce qu’il met le système devant ses contradictions en formulant des demandes qu’il ne peut satisfaire sans se défaire. « Nuit debout » déclarait vouloir abattre le système, mais ne le menaçait nullement. Les « gilets jaunes » ne disent pas vouloir abattre le système, ils ne demandent pas explicitement la sortie de l’UE ou de l’Euro. Ils ne revendiquent pas une politique de recherche ou d’éducation ambitieuse, ni même une politique industrielle qui privilégie le travail. I

Ils demandent tout simplement que leur vie cesse de se dégrader, que la société leur offre une perspective. Une simple revendication… qui ne peut être satisfaite aussi longtemps que nous sommes sous l’emprise européenne, que notre industrie, notre éducation et notre recherche sont délaissées. Comme Rosa Parks, qui a défié le système de discrimination raciale en s’asseyant dans la place réservée à un blanc non pas parce qu’elle était une révolutionnaire, mais de son propre aveu « parce qu’elle était fatiguée », les « gilets jaunes » défient le système non pas depuis une position consciente. Mais ils le défient tout de même.

Pour que cela devienne révolutionnaire, il ne manque plus qu’une prise de conscience… et c’est là que les partis et les syndicats auraient pu jouer un rôle en offrant aux « gilets jaunes » les éléments de théorie politique qui leur font défaut. Encore aurait-il fallu que ces partis aient les idées et surtout les priorités claires. Qu’ils aient failli est très révélateur. Comme disait Clemenceau, nos « radicaux » sont capables de croiser le Rubicon, mais seulement pour aller à la pêche. Au lieu de se positionner clairement – y compris dans leurs désaccords – par rapport au mouvement et de chercher à le guider, ils se sont frileusement écartés. Cela ne devrait guère étonner ceux de mes lecteurs qui partagent mes analyses : selon l’IFOP, le mouvement est soutenu à 80% par les ouvriers ou les employés, mais seulement un cadre supérieur sur cinq partage cette opinion. Comment espérer que des organisations totalement dominées par les « classes moyennes » soutiennent un mouvement qui risque de menacer leurs intérêts [1] ?

Dans ces conditions, on voit mal comment le gouvernement pourrait, même s’il était incliné à le faire, satisfaire la demande qui lui est opposée sans s’autodétruire. Et c’est pour ça qu’il est bloqué. Toute concession de taille au mouvement implique dans l’immédiat une aggravation du déficit, et donc un conflit avec l’UE et avec l’Allemagne, que Macron entend amadouer, un autre avec les « classes moyennes » et la bourgeoisie mondialisées qui sont sa clientèle. Il en est donc réduit à gérer le mouvement avec des bonnes paroles qui, comme tout le monde sait, ne font pas bouillir la marmite. A cela s’ajoute une faiblesse réelle du président, mais aussi des cadres et élus de LREM : Ce sont des gens qui connaissent mal les Français, et qui ne les aiment point. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne la France périphérique. Les sorties de Macron sur les « gaulois irréformables », celles de Darmanin sur ses repas à 200€ ne sont que quelques perles de choix dans un océan d’expressions du même type.

Et même si pour certains ce ne sont que des détails, elles laissent des traces profondes. C’est pourquoi l’empathie simulée par le président de la République lors de ses dernières interventions sonne faux, malgré tous ses efforts pour paraître sincère. Il est très difficile de faire confiance à un homme qui n’aime pas le pays qu’il dirige, les hommes et les femmes qu’il est censé gouverner. Or, cette confiance est fondamentale pour calmer un mouvement « expressif », qui a besoin d’abord de sentir qu’il est écouté et considéré [2].

J’avoue que je n’ai aucun pronostic quant à la fin de cette affaire. Pour le moment, la mobilisation tient remarquablement : il y avait autant de gens mobilisés ce samedi que le samedi précédent. Le soutien de l’opinion aussi. Mais même si les mouvements s’arrêtaient demain, la colère sera toujours là. Elle est aujourd’hui majoritairement soutenue. C’est déjà une raison d’espérer…


Voir en ligne : https://descartes-blog.fr/2018/12/0...


[1La position la plus paradoxale revient certainement à la CGT qui, au prétexte que le mouvement serait impulsé par l’extrême droite, refuse d’y participer. Comment peut-on se couper autant de ce qui devrait être sa base de classe ? Comment ont-ils pu oublier à ce point ce que disait toujours Paul Laurent : « il faut partir de ce que les gens ont dans la tête ».

[2De ce point de vue, Edouard Philippe fait encore pire. Après avoir déclaré que le gouvernement ne changerait pas le cap, il affirme vouloir établir le « dialogue » avec les « gilets jaunes ». A quoi peut-il bien servir, ce dialogue, puisque la décision de ne dévier d’un iota de la ligne est déjà prise ?

   

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