Association Nationale des Communistes

Forum Communiste pour favoriser le débat...

Accueil |  Qui sommes-nous ? |  Rubriques |  Thèmes |  Cercle Manouchian : Université populaire |  Films |  Adhésion

Accueil > ANC en direct > Actualité Politique et Sociale > OUI ! Ces résistants étaient COMMUNISTES et patriotes n’en déplaise à (...)

OUI ! Ces résistants étaient COMMUNISTES et patriotes n’en déplaise à Macron...

mardi 20 février 2024 par Aude Lancelin/Annie Lacroix-Riz

« Macron et le RN sont muets sur le fait que les résistants communistes étrangers aient compté parmi les plus éminents patriotes de France »

À quelques jours de la panthéonisation des époux Manouchian, ce mercredi 21 février, dont le souvenir imprègne la tristement célèbre « affiche rouge », l’hommage national emmené par Emmanuel Macron laisse présager un accent mis sur leur origine arménienne plus que sur leur engagement communiste, et une instrumentalisation de leurs actes de bravoure. S’engageant à contre-courant des historiographies dominantes, Annie Lacroix-Riz revient pour nous sur le récit méconnu de ces ardents militants communistes d’origine immigrée, qui défendirent la France au péril de leurs vies, avec une bravoure que beaucoup de « bons français » n’eurent jamais.

Ce mercredi 21 février, à l’initiative de l’Elysée, Missak Manouchian, leader de l’un des groupes des Francs-tireurs et Partisans-Main d’œuvre immigrée (FTP-MOI) et son épouse Mélinée, elle aussi résistante, entreront au Panthéon, haut lieu de la mémoire nationale française.
Qui étaient ces résistants communistes d’origine arménienne et quelle fut l’efficacité de leur groupe contre l’occupant nazi ?
Au-delà du cas Manouchian, quelle fut la réalité du combat intérieur mené par les communistes et à quelle date ce dernier commença-t-il ?
Quelle légitimité a, par ailleurs, le pouvoir macroniste à célébrer des résistants communistes immigrés alors même qu’il s’aligne sur les coordonnées de l’extrême droite en matière migratoire, et utilise de longue date à l’égard de ses opposants politiques des procédés de diabolisation guère éloignés de ceux de la tristement célèbre « Affiche rouge«  ?

Aude Lancelin s’est entretenue pour QG avec l’historienne Annie Lacroix-Riz, auteur du « Choix de la Défaite » (Armand Colin), au sujet du détournement de l’héritage communiste opéré par les présidents successifs, de Nicolas Sarkozy en 2007 avec le jeune résistant communiste Guy Môquet, jusqu’à Emmanuel Macron en 2024, avec l’épopée admirable des Manouchian, qu’il s’apprête à célébrer à son profit.

Missak Manouchian, ouvrier, poète, militant communiste arménien et résistant en France durant l’occupation nazie

QG : Exécuté par les nazis au Mont Valérien le 21 février 1944, le résistant communiste Missak Manouchian était membre du groupe FTP-MOI (Francs Tireurs et partisans-Main d’oeuvre Immigrée). Tout d’abord, pouvez-vous nous expliquer ce qu’était ce groupe de résistance particulièrement actif et déterminé qui initiera près de deux cents actions contre l’occupant allemand en France ?

Annie Lacroix-Riz :
C’est un des très nombreux groupes constitués par le PCF, entrés dans l’action armée depuis l’été 1941, mais, j’y insiste, cet appel clairement daté à l’action armée ne se confond pas avec le début de la Résistance communiste. Les notices des militants communistes du dictionnaire biographique Maitron, les recherches solides, locales ou non, démentent la thèse, quasi universelle, d’une complicité voire d’une alliance entre communistes et nazis de la signature du pacte de non-agression germano-soviétique le 23 août 1939, et ce jusqu’au 22 juin 1941, date de l’attaque allemande contre l’URSS.
Nul ne s’était auparavant prononcé en France pour la lutte armée contre l’occupant, que le PCF resta seul à pratiquer. De Gaulle lui-même, entouré de cagoulards au point de refuser d’accueillir Pierre Cot à Londres, préférait une libération « militaire » franco-alliée à une libération d’essence populaire, trop communiste : il déclara que les attentats étaient inutiles et nuisibles, en arguant des exécutions allemandes d’otages si coûteuses pour « le peuple français ». Cette affirmation, ce brûlot plutôt, servit de couverture à la durable privation d’armes de la Résistance intérieure par les Anglo-Américains.

Les sources policières, françaises (1939-1941) et allemandes (1940-1941) sont également formelles sur la non-rupture entre les deux phases. Les militants communistes, français ou étrangers, étaient traqués par la police depuis l’interdiction de la presse et des organisations communistes, les 25 et 26 août 1939, un mois avant le décret Daladier d’interdiction du PCF (le 26 septembre), au nom duquel la police française arrêtait encore les communistes à l’été 1944.

En mai 1941 eut lieu la grande grève des mines du Nord, activement préparée par les communistes depuis l’automne 1940, et le PCF annonça la constitution d’un « Front national » contre l’envahisseur. La collaboration policière franco-allemande contre les émigrés allemands, établie d’emblée, s’était sérieusement renforcée à l’automne 1938 du « Munich intérieur ».
Apparemment interrompue depuis juillet 1939 par l’expulsion officielle d’agents allemands, l’idylle reprit dès l’été 1940. L’occupant ne se mêla pas, à son arrivée, de la chasse policière française aux communistes, si zélée depuis la fin de l’été 1939, mais la collaboration policière en vue de la chasse aux communistes est formellement établie dès février-mars 1941 [1]. La thèse opposée dispose de la publicité massive dont sont privées les recherches « déviantes ».

C’est en 1943, après la victoire soviétique de Stalingrad qui galvanisa la résistance armée communiste dans toute l’Europe occupée, que s’illustrèrent définitivement les groupes d’action directe mis en place en 1942. À Paris ou en région parisienne, cinq groupes étaient chargés des attentats. Dans celui de Missak Manouchian, un des deux Arméniens des 23 militants condamnés par un tribunal militaire allemand et des 22 exécutés en février 1944 au Mont-Valérien, figuraient six juifs polonais, dont Marcel Rajman, trois juifs hongrois, une juive roumaine, Olga Bancic [2], cinq Italiens, un Espagnol, deux Polonais et trois Français non juifs. Tous ces groupes urbains, à effectifs majoritairement étrangers, étaient secondés par deux équipes de préparation et une équipe de médecins.

Affiche du groupe résistant Franc-Tireurs Partisans (FTP)

Dans sa thèse de 2003, Denis Peschanski – nommé « conseiller historique » après la décision présidentielle de juin 2023 de panthéonisation du couple Manouchian ‑, soulignait « l’effet militaire extrêmement limité de la guérilla urbaine » animée par ces groupes communistes d’un effectif global d’une à trois centaines [3]. Une présentation biaisée : l’action armée, qui visait, à Paris, à transformer la capitale de plaisir de l’occupant en enfer, et qui y parvint, s’inscrivait dans l’action armée générale des Francs-Tireurs Partisans, français et MOI, à travers la France, contre la machine de guerre allemande et ses complices.
Les sabotages d’usines et de voies ferrées, calamiteux pour les transports et les effectifs de la Wehrmacht, surtout dans le Sud-Est et le Sud-Ouest, eurent un « effet » redoutable. Ils posèrent les métallurgistes et les cheminots en fer de lance contre l’envahisseur des ouvriers de France, français et immigrés.

Sur la réussite de l’objectif communiste, Vichy, le BCRA de De Gaulle (Bureau Central de Renseignement et d’Action) et les Allemands sont unanimes : les bombardements anglo-américains étaient d’une inefficacité meurtrière (75.000 morts civils, sans aucune perturbation pour la machine de guerre allemande) ; les « attentats terroristes » privaient de toute sécurité, depuis 1943, les occupants et leurs complices français.
Abetz, le pourrisseur de la France des années 1930, représentant du Reich à Paris depuis juin 1940 (moins un an de « pénitence berlinoise » après le débarquement américain en Afrique du Nord), dressa en décembre 1943-janvier 1944 un tableau éloquent de l’action des FTP, français ou MOI, contre la Wehrmacht et les usines travaillant pour le Reich.
Des centaines de « sabotages et attentats » mensuels, en croissance constante depuis avril 1943, bloquaient pour des semaines, voire des mois, usines, canaux, « lignes à haute tension d’importance essentielle », perturbant les transports de troupes et de marchandises ; des centaines d’attentats frappaient les Allemands et leurs séides français. Les rapports d’Abetz sont un hymne involontaire à la Résistance armée communiste [4].

Tract d’un groupe résistant durant la Seconde guerre mondiale : « Jeunes ! Vous assistez aux derniers sursauts de l’oppresseur Boche ! Montrez que vous êtes des Français et prouvez que vous ne ferez rien pour aider la bête à se relever. »

Les groupes « urbains » de combat se livraient aussi à ces actions, tel « Carmagnole-Liberté » de Lyon et du Sud-Est. Son seul survivant communiste, Léon Landini, 98 ans, qui en a conservé le drapeau (voir photo ici plus bas, NDLR), n’a jamais été personnellement contacté par les services de la présidence de la République, malgré plusieurs tentatives auprès d’elle depuis l’annonce des cérémonies. Il en a pris acte le 16 février 2024 par une lettre ouverte à Emmanuel Macron.

Le général Béthouart, fidèle de Vichy rallié aux Américains depuis leur débarquement en Afrique du Nord, rallié à l’inévitable de Gaulle, avait, en mai 1944, à la veille du débarquement anglo-américain du 6 juin, où l’action militaire alliée était quasi nulle, établi l’apport militaire crucial de ces groupes au combat pour la libération de la France et de l’Europe.
Ainsi depuis novembre 1943,
« 1) le front russe absorbait en moyenne 60% des effectifs terrestres de la Wehrmacht (effort maximum atteignant 65% en janvier 1944 ) ;
2) le front [anglo-américain] d’Italie n’absorbait que 5% à 7 ½% des effectifs ;
3) la crainte du deuxième front, les guérillas européennes en immobilisaient 30% » [5].
Les Allemands avaient dû, dans une France désormais « à nouveau en guerre avec le Reich », étoffer leurs divisions de la Wehrmacht de 27 en novembre 1943 à 48 en avril 1944 [6].

La remarque vaut aussi pour les maquis, structure régionale liée à l’établissement du Service du travail obligatoire (de fait depuis septembre 1942, par décret du 16 février 1943 [7]), et dont l’effectif sous direction communiste fut prédominant, voire exclusif, jusqu’au printemps 1944. Sur l’efficacité de l’action armée, on est à cent lieues du dédain de l’historien Claude Barbier pour le « mythe » d’une « bataille des Glières qui n’aurait pas eu lieu » [8].

Le 17 février dernier, l’ancien résistant Léon Landini, 98 ans, survivant de la section lyonnaise, brandit le drapeau des FTP-MOI de la région Rhône-Alpes

Pourquoi avoir établi une distinction entre le groupe des FTP dits « français » et celui des FTP-MOI, ce second groupe étant celui des résistants immigrés et apatrides, et dépendant directement de Jacques Duclos, numéro 2 du Parti communiste français ?

La distinction était liée à l’histoire du mouvement communiste d’origine, avec la structuration prescrite en 1920 par la 3ème Internationale de Moscou aux PC déjà existants et à venir : ils conserveraient leur base nationale, comme à l’époque de la 2ème Internationale mais rompraient formellement avec les règles et pratiques des organisations, internationale et nationales, qui avaient depuis 1914 soutenu « la guerre impérialiste ».

Une partie importante de la classe ouvrière de France est issue de l’immigration depuis les années 1880-1890 (phase importante de l’immigration italienne), et plus que jamais depuis le premier après-guerre. Les étrangers furent chassés de leurs pays respectifs par les crises – endémiques une décennie avant la Grande Dépression – et par les persécutions politiques : Polonais catholiques d’origine paysanne, recrutés par dizaines de milliers par le grand patronat du Comité des Houillères, Italiens et, au fil des décennies, ressortissants, à forte surreprésentation juive, des pays persécuteurs d’Europe centrale et orientale (Polonais, Hongrois, Roumains, etc.).

Pendant la crise, une partie importante des ouvriers fut expulsée, dont les mineurs polonais (militants communistes en tête), mais l’immigration progressa à nouveau avec des milliers de juifs allemands depuis l’avènement nazi et, avant et après la chute de l’Espagne républicaine, pas moins de 500.000 réfugiés espagnols. Les anciens combattants de la République fourniraient une partie notable de l’action armée sous l’Occupation, aux côtés d’antifascistes allemands.

Le jeune mouvement communiste, de recrutement essentiellement ouvrier, accordait une importance majeure à ces travailleurs étrangers, « importés » pour abaisser les salaires en France. Le syndicalisme « raisonnable », CFTC et CGT, non seulement ne les défendit pas, mais s’associa pendant la crise, sans plus d’explication, à la défense du « Travail national ».
Les communistes mobilisèrent leurs organisations, faibles entre les défaites ouvrières de 1920 et 1935-36, au service de l’idée d’une classe ouvrière unique, « de souche » ou non. Ils intégrèrent ces travailleurs étrangers, classés par groupes de langues, dans la Confédération générale du Travail unitaire (CGTU) fondée en 1923 [9]. C’est dans ce cadre que se forgea, depuis la seconde moitié des années 1920, la « Main-d’œuvre immigrée », désignée couramment par son sigle « MOI » depuis la décennie 1930. Elle joua du reste un rôle de premier plan dans les Brigades internationales de la guerre d’Espagne [10].

Insigne du syndicat « Confédération générale du Travail Unitaire » (CGTU)

Leur rôle décisif dans la défense de la France menacée par la guerre prochaine avait été souligné sur le mode badin, par le ministre des Affaires étrangères de Daladier, président du Conseil depuis avril 1938, à savoir Georges Bonnet. Bonnet, « l’homme des banques », selon la formule de l’aristocratique ambassadeur du Reich von Welczeck, coqueluche des salons parisiens depuis sa nomination de 1936, ricanait avec son hôte, à la mi-juin 1938, sur les pertes subies par « les communistes de la banlieue rouge de Paris, en grande majorité étrangers, qui avaient fourni un gros contingent des volontaires pour la Guerre civile espagnole.
Selon les rapports reçus, près de 80% de ces volontaires avaient été tués ou étaient morts, de sorte que cette banlieue était par bonheur désormais beaucoup moins peuplée » [11].

La décision de 1942 ‑ année décisive pour l’organisation des Francs-Tireurs Partisans annoncée fin 1941 ‑ de créer une organisation MOI prolongeait donc des pratiques vieilles de près de vingt ans. Quant aux « apatrides », ils avaient été chez eux privés de nationalité comme juifs, notamment par la Pologne du colonel Beck en 1938, furieusement antisémite, avec la complicité active du gouvernement français, ravi de leur fermer la porte.
On connaît un peu la correspondance de 1938 Bonnet-Chautemps (ministre de l’Intérieur)-Léon Noël (ambassadeur à Varsovie) sur les « Israélites orientaux » à écarter ou expulser, désormais en masse : « entrés en France dans l’intention de s’y établir en usant de procédés illicites ou frauduleux », frappés de « déficiences physiques et même de tares héréditaires, ils concourent, d’une manière anormale, à l’encombrement de nos établissements hospitaliers ou d’assistance ».
Leurs « méthodes de travail, qui tiennent rarement compte des règlements en vigueur, sont de nature à éliminer, notamment à Paris, l’artisan français, tout en provoquant un abaissement de la qualité qui a été jusqu’ici, le trait et l’arme essentielle de notre production artisanale ». Cette littérature, qui semble empruntée aux archives de l’Occupation [12], n’a rien à envier à celle de la France d’aujourd’hui.

La Troisième République agonisante, dont nombre de chefs laissèrent se mitonner la dictature de Vichy, pratiquait ouvertement la chasse aux étrangers depuis le cabinet Daladier (avril 1938). Elle les priva bientôt de tous les droits possibles par un flot de décrets, expulsion incluse, depuis mai 1938.
Ils valent les nôtres.

Neville Chamberlain (gauche), Premier Ministre anglais, Georges Bonnet (centre), ministre des Affaires étrangères français, et Edouard Daladier (droite), ministre des Armées, à Londres en septembre 1938.

Au fil des années 1930, la propagande quotidienne avait mis l’accent sur les étrangers juifs : après avoir maudit les prolétaires italiens et les prolétaires juifs d’Europe centrale et orientale, la grande presse (et pas seulement la fasciste officielle) se déchaîna à partir de 1933 contre les milliers de juifs allemands, d’origine plus bourgeoise et intellectuelle, accusés de voler le pain des commerçants et des avocats français.

La chasse actuelle aux musulmans et autres « mal intégrés » reproduit la chasse aux étrangers de l’avant-guerre, « métèques indésirables » : elle est calquée sur celle de Darquier de Pellepoix. Ce factieux du 6 février 1934, chef du « Rassemblement antijuif de France » (1936), financé par le grand patronat et par l’Allemagne nazie, certifiait aux petits commerçants parisiens que leurs malheurs venaient des immigrés concurrents, juifs allemands ou autres. Les Allemands et Vichy en firent en mai 1942 le chef du Commissariat général aux questions juives (fondé de fait, spontanément, par Vichy dès décembre 1940).

La chasse « républicaine » aux immigrés avait fourni à Vichy l’appareil dirigeant, les effectifs policiers et toutes les structures existantes (dont les fichiers) indispensables à la traque allemande ou franco-allemande des années 1940-1944, d’une efficacité redoutable. Les persécuteurs policiers des immigrés de l’entre-deux-guerres y gagnèrent des galons, tels les deux auteurs du « fichier juif », Jean François et André Tulard, qui poursuivirent leur brillante carrière de la Préfecture de police après la Libération.

Quant aux policiers de la même Préfecture de police, bourreaux d’origine des résistants communistes, dont la « Résistance » avait presque toujours commencé au plus tôt le 19 août 1944, de Gaulle leur fit décerner en octobre, en toute connaissance de cause, « un cordon rouge aux couleurs de la Légion d’honneur » [13]. L’autre survivant de la Résistance communiste, le Parisien Robert Birenbaum, rappelle dans ses Mémoires tout juste parues cet échange de septembre 1944 avec deux policiers, porteurs de la médaille qui avait précédé la fourragère : « Je sais comment vous vous êtes tous comportés quand les Allemands étaient là. À mes yeux, vous ne méritez aucune médaille. » [14]

La fameuse « Affiche rouge » dénonçant ce groupe de résistants comme « l’armée du crime », était accompagnée d’un tract violemment antisémite, dénonçant (je cite) un « complot de l’Anti-France, rêve mondial du sadisme juif », et affirmant : « si des Français pillent, volent, sabotent et tuent, ce sont toujours des étrangers qui les commandent. Ce sont toujours des juifs qui les inspirent ». Au sein du groupe FTP-MOI, on comptait beaucoup de juifs d’Europe centrale, hongrois ou polonais, pourquoi ? Plus largement, on est frappé du fait que sur le millier de résistants fusillés par l’occupant allemand au Mont-Valérien, 185 étaient étrangers, une proportion très supérieure à leur place au sein de la la population français. Comment expliquez-vous cette surreprésentation parmi les patriotes ?

Assurément, les résistants communistes d’Europe centrale et orientale comptaient de nombreux juifs, émigrés depuis les années 1920, particulièrement résolus contre les Allemands et leurs séides : comme les Italiens antifascistes, les Arméniens martyrisés en 1915 par les Turcs aidés de leurs alliés allemands, et les républicains espagnols.
La promotion publicitaire du massacre du 21 janvier 1944, via « l’Affiche rouge » et les tracts, résulte, elle, de l’obstination de l’occupant à marteler que la Résistance n’était pas nationale ou française, mais étrangère et a fortiori juive. Abetz avait, dès décembre 1941 proposé une tactique pour limiter la Résistance armée nationale et patriotique en général, avec l’appui de Vichy.

Le Reich misait sur la xénophobie et l’antisémitisme, à fortes racines dans la France coloniale et importatrice de main-d’œuvre étrangère : les élites et l’État français en faisaient grand usage depuis les années 1880 pour maintenir les salaires au plus bas, diviser et neutraliser « ceux d’en bas ».
Abetz avait été chargé par le service de Ribbentrop dont il était le délégué quasi permanent à Paris depuis 1933, d’œuvrer au pourrissement interne de la France, avec une équipe allemande qu’on retrouva intacte en France depuis juin 1940. Les futurs occupants s’étaient sans répit appliqués, au su et au vu de l’État républicain, à faire flamber ce racisme institutionnel [15].

« L’ Affiche rouge », nom donné à une affiche de propagande allemande placardée à 15.000 exemplaires en février 1944, où Manouchian se voit présenté comme « chef de bande » et auteur de 56 attentats.

Fin 1941, après les premiers attentats communistes d’octobre contre l’occupant, Abetz, alors que Vichy désignait les otages requis (surtout communistes, puisés dans les prisons où ils croupissaient depuis septembre 1939), souligna pour Ribbentrop l’« intérêt politique » d’user du terme de « représailles » et de proscrire celui d’« exécutions » allemandes.
Cette substitution sémantique aiderait à dénier tout caractère de résistance nationale à l’action communiste :

  • « Les attentats visent à donner l’impression à la population française et au monde que le peuple français se dresse contre les autorités d’occupation et contre l’idée d’une collaboration avec l’Allemagne. La radio russe et la radio anglo-saxonne soulignent avec ostentation que les auteurs des attentats sont des Français. Il s’ensuit que notre intérêt politique est d’affirmer le contraire. Même quand il est prouvé clairement que les auteurs sont des Français, il est bon de ne pas mettre cette constatation en relief, mais de tenir compte de nos intérêts politiques, et de prétendre qu’il s’agit exclusivement de juifs et d’agents à la solde du service secret anglo-saxon et russe. […] Il serait donc bon dans les communiqués signalant les exécutions de ne pas parler de Français et de ne pas parler non plus d’otages, mais exclusivement de représailles contre des juifs, et des agents du Secret Service et des agents soviétiques. » [16]

Sur les vingt-trois militants exécutés au Mont-Valérien en février 1944, les Allemands distinguèrent donc soigneusement, via les dix de l’Affiche rouge, sept juifs étrangers, auprès de trois de leurs autres bêtes noires : un « communiste italien », un « Espagnol rouge », un « Arménien, chef de bande » (Manouchian).

Quelle légitimité le pouvoir macroniste, qui entend depuis 2017 en remontrer à la droite et à l’extrême droite en matière de sévérité migratoire, et plus généralement, accompagne un glissement réactionnaire constant sur tous les sujets, peut-il avoir à panthéoniser des figures de la résistance telle que les Manouchian ?

La présente présidence de la République souhaite entretenir sa réputation de « gauche », après le vote massif de l’électorat de celle-ci, au second tour de 2017 puis de 2022, consenti au nom de la lutte contre le Front ou le Rassemblement National. Cette ligne, soutenue par nombre d’universitaires en vue, s’est accompagnée d’initiatives se réclamant du souci de vérité historique – concomitantes de la restriction, depuis 2020, parfois spectaculaire, d’accès à des fonds d’archives jusqu’alors déclassifiés.

Elles ont mis en avant des historiens se portant garants de la bonne foi présidentielle : sur la Guerre d’Algérie, sur le génocide rwandais. Denis Peschanski, ancien militant d’extrême gauche devenu élu socialiste, puis soutien indéfectible de M. Macron, a été nommé « conseiller historique » de la panthéonisation du couple Manouchian depuis son annonce de juin 2023. Il semble faire droit à l’identité communiste des Manouchian [17], dont l’opération en cours vide pourtant le contenu, sur fond général d’assaut gouvernemental anti-immigration.

Denis Peschanski, historien spécialiste de la collaboration, ancien militant communiste devenu « conseiller historique » d’Emmanuel Macron, sur le plateau de « C à vous ».

Le 23 novembre 2023, plusieurs intellectuels qu’on ne saurait qualifier d’opposants au président de la République s’étaient émus du choix exclusif du couple Manouchian, deux membres d’un groupe entier de « résistants internationalistes » qui, tous, avaient tant contribué « à la libération de la France et au rétablissement de la République » : « Missak Manouchian doit entrer au Panthéon avec tous ses camarades » [18].
On sait que l’Union Juive Française pour la Paix (UJFP) se voit accuser d’antisémitisme et pourchassée, depuis le 7 octobre 2023, pour refuser de confondre opposition à la guerre israélienne contre la Palestine et antisémitisme. Elle juge, le 17 février 2024, que « panthéoniser les Manouchian », en les isolant de leur « groupe combattant, traqué, arrêté et torturé par la police française avant d’être livré à la Gestapo » et refuser de célébrer les 23 pour ce qu’ils ont été, des résistants communistes français et étrangers, juifs et non juifs, dont le « combat s’inscrit dans nos luttes antiracistes, antifascistes et anticolonialistes d’aujourd’hui », constitue une « trahison » [19]

On se souvient que Nicolas Sarkozy, en 2007, avait également instrumentalisé la mémoire du résistant Guy Môquet suscitant un scandale chez un certain nombre d’intellectuels et d’historiens. Pour rappel, le président de la République de l’époque avait annoncé que sa « première décision de Président » serait de faire lire dans toutes les classes du pays, en début d’année scolaire, la lettre à ses parents du jeune résistant Guy Môquet avant son exécution. Un bon communiste est apparemment un communiste mort… Pourquoi une tel empressement chez les présidents néolibéraux à arracher les figures de la Résistance à leur famille politique ?

Le Président de 2007 avait gommé l’appartenance communiste et l’antinazisme constant de Guy Môquet avait disparu de la dernière lettre de Guy censée être lue en classe, deux phrases essentielles adressées à son père Prosper, déporté du « chemin de l’honneur », transféré depuis mars 1941 au bagne de Maison-Carrée en Algérie [20] :
« A toi petit papa, si je t’ai fait ainsi qu’à ma petite maman, bien des peines, je te salue une dernière fois. Sache que j’ai fait de mon mieux pour suivre la voie que tu m’as tracée. » Deux ans plus tard, en 2009, deux historiens spécialisés dans le combat anticommuniste et la réhabilitation de la police française publièrent du reste un brûlot célébré par les grands médias pour son souci de vérité historique : le jeune communiste de 16 ans n’aurait pas été arrêté, le 13 octobre 1940, pour Résistance mais pour appel à pactiser avec l’occupant nazi ‑thèse conforme au leitmotiv désormais inscrit dans les manuels d’histoire, unifiant nazisme, fascisme et communisme en un chapitre commun sur le « totalitarisme« .

Guy Môquet, figure de la résistance communiste française, fusillé à l’âge de 17 ans en octobre 1941.

La campagne de presse en cours souligne l’identité arménienne des Manouchian, choix conforme à la ligne officielle de soutien de l’État arménien. Elle est muette sur le fait que les résistants communistes étrangers, de toutes nationalités, ont compté parmi les plus éminents patriotes de France. Les pires xénophobes, qui dénoncent quotidiennement les « islamistes » et le « grand remplacement », antisémites patentés de naguère, et dont les prescriptions contre le « droit du sol » sont désormais partagées par l’État, se sont mués en champions (compromettants) des juifs. Ils ne disent rien de l’immense contribution des communistes étrangers à la Libération de la France, alors que les partis dits « nationaux », dont ils sont les héritiers directs, s’étaient roulés aux pieds de l’envahisseur.

Notons aussi que le ralliement joyeux de grands notables juifs, tel le vénéré Serge Klarsfeld, aux bons sentiments philosémites de la droite, modérée ou extrême [21], n’est pas neuf.
Les « métèques » étaient méprisés des notables juifs, qui les tenaient, tel le rabbin parisien Jacob Kaplan, très complaisant envers les Croix de Feu du très fasciste De la Rocque [22], pour responsable de la poussée antisémite des années 1930 en France.
Le rôle d’Occupation de ces notables juifs français, via l’Union générale des israélites de France (UGIF), est une question historique strictement taboue en France : comme aux États-Unis quand, en 1959, Raul Hilberg, pour avoir osé démontrer dans La destruction des juifs d’Europe que les Judische Räte (Conseils juifs) avaient partout « accompagné » les déportations allemandes, vit sa thèse rejetée par les presses universitaires de Princeton conseillées par Hannah Arendt [23].

Le silence officiel règne à nouveau sur la contribution déterminante de la police française au martyre des résistants communiste : pas un mot n’est prononcé, y compris par le « conseiller historique » présidentiel, pourtant spécialiste de Vichy, sur les Brigades spéciales de la Préfecture de police. Ces complices quotidiennes de la Gestapo de Knochen, qui disposait, elle, d’effectifs relativement faibles, liquidèrent tous les groupes FTP de Paris fin 1943 et livrèrent leurs militants suppliciés à l’occupant [24].

Après des décennies de mise en pièces de la discipline historique en France, on prend, pour citer un autre poème d’Aragon, « les loups pour des chiens » [25], et inversement.

Image d’ouverture  : illustration de Missak Manouchian par le street artiste C215 devant le siège historique du PCF à Paris.


Voir en ligne : https://qg.media/2024/02/19/macron-...


[1Voir, sources policières françaises à l’appui, le traitement amical du chef policier de Berlin, Boemelburg, futur second de Knochen, in De Munich à Vichy, Paris, Armand Colin, 2008, index Boemelburg ; sur la collaboration d’Occupation, Les élites françaises, 1940-1944, Paris, Armand Colin, 2016, chapitre 5, et index Bömelburg.

[2La 23e, la juive roumaine Olga Bancic, fut, selon la pratique allemande courante depuis 1933 pour les femmes communistes, décapitée à la hache le 10 mai 1944 à Stuttgart.

[3Les camps français d’internement (1938-1946), Doctorat d’État, histoire, université Paris I, 2000.

[4La Non-épuration en France de 1943 aux années 1950, Annie Lacroix-Riz, Armand Colin, poche, 2023.

[5Note 83 DN/2-S Béthouart, Alger, 13 mai 1944, citée in Les élites françaises.

[6Déclaration (traduite) de von Rundstedt, commandant en chef du secteur Ouest, sur « La position du commandant suprême du front de l’Ouest et le mouvement de la résistance en France durant les années 1942-1944 », 11 octobre 1945, W3, 359, AN, et note BP 5 des Renseignements généraux de la Sûreté nationale, 14 août 1944, F7, 15307, AN, cit. ibid., p. 357-358.

[7Industriels et banquiers français sous l’Occupation, Annie Lacroix-Riz, Armand Colin, 2013, chapitre 10.

[8C. Barbier, Le maquis de Glières. Mythe et réalité, Paris, Perrin, 2014, ancien doctorant d’Olivier Wieviorka. Les associations d’anciens résistants des Glières » ont dénoncé une recherche délibérément tronquée contre une bataille qui a effectivement « eu lieu » : elle immobilisa « l’effectif de deux divisions » allemandes, en sus d’une masse de Français, officiels et auxiliaires (La Non-épuration, Annie Lacroix-Riz, chapitres 1-2).

[9Après deux années d’exclusion pure et simple de ses militants (1921-1922) par les dirigeants de la CGT, tous membres du parti socialiste-SFIO, affolés par la certitude de perdre la direction de la centrale, Jean Bruhat, Marc Piolot, « 1917-1934 », Esquisse d’une histoire de la CGT, Paris, CGT, 1966 ; Bernard Georges et Denise Tintant, Léon Jouhaux, cinquante ans de syndicalisme, Paris, PUF, 1962, t. 1, chapitres X-XI et annexes ; les mêmes et Marie-Anne Renaud, Léon Jouhaux dans le mouvement syndical français, Paris, PUF, 1979.

[10Rémi Skoutelsky, L’espoir guidait leurs pas : les volontaires français dans les Brigades internationales, 1936-1939, Paris, Grasset, 1998.

[11Dépêche Welczeck, Paris, 17 juin 1938, traduite par Annie Lacroix-Riz, Documents on German Foreign Policy, série D, vol. II, p. 416-417, cit. in Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, Annie Lacroix-Riz, Armand Colin, réédition augmentée, en poche, 2024.

[12Dépêche de Bonnet à Sarraut, 28 avril 1938, SDN 2173, MAE, cit. in De Munich à Vichy, p. 95-96 ; Vicky Caron, Uneasy asylum : France and the Jewish Refugee crisis, 1933-1942, Stanford, Stanford University Press, 1999, traduit, une rareté : L’Asile incertain. La crise des réfugiés juifs en France, 1933-1942, Paris, Tallandier, 2008.

[14« Ils n’osèrent pas me contredire et je crus bien lire de la honte sur leur visage », 16 ans, résistant, Paris, Stock, 2024, p. 153. La honte fut fugace : sur la non-épuration spectaculaire de la police française, voir La Non-épuration en France de 1943 aux années 1950, Annie Lacroix-Riz.

[15Op. cit. aux notes 11-12.

[16Rapport Abetz 2764, 7 décembre 1941, traduit par, W3, vol. 355, archives de Berlin, AN.

[18Tribune du Monde, 23 novembre 2023.

[19« Panthéoniser les Manouchian, c’est les trahir », communiqué, 17 février 2024.

[20Emprisonné depuis le 8 octobre 1939, Prosper Môquet fut, sous Daladier, comme tous les élus communistes traqués sous Daladier puis sous Reynaud, déchu de son mandat en janvier 1940 ; sous Paul Reynaud, il fut condamné comme ses pairs députés communistes, le 3 avril 1940, par un tribunal militaire de la République française, à cinq ans de prison, voir Florimond Bonte, Le Chemin de l’honneur – De la Chambre des députés aux prisons de France et au bagne d’Afrique, Paris, Éditions Hier et Aujourd’hui, 1949.

[21Jean-Marc Berlière et Franck Liaigre, L’affaire Guy Môquet. Enquête sur une mystification officielle, Paris, Larousse, 2009. Parmi les recensions enthousiastes : https://www.lemonde.fr/livres/article/2009/11/03/l-affaire-guy-moquet-enquete-sur-une-mystification-officielle-de-jean-marc-berliere-et-franck-liaigre_1262145_3260.html.

[22Toute la grande presse, audiovisuelle et écrite, du 9 novembre 2023, s’en est faite l’écho.

[23Même sa fiche Wikipédia est explicite sur cette adhésion d’avant-guerre et sur sa complaisance pour Vichy. La mère d’Annie Lacroix-Riz, juive de Belleville, dont le père et une partie de la famille avaient été assassinés à Auschwitz, le détestait, tant pour son adhésion aux Croix de Feu que pour son discours permanent d’après-guerre sur « les martyrs de notre foi ».

[24Hilberg n’a jamais pardonné à Hannah Arendt, la madone du « totalitarisme », qu’il jugeait sans foi ni loi, sa responsabilité dans le rejet par la Princeton University Press de sa grande thèse, futur succès d’édition planétaire. Consultée et gratifiée d’« un chèque » par le directeur de ces éditions, Gordon Hubel, « pour juger du manuscrit », elle avait argué, le 8 avril 1959, que trois autres historiens « avaient [déjà] épuisé le sujet ». Hubel s’était référé à cette grande historienne présumée des juifs pour refuser le texte. Après avoir, en 1961, couvert le procès Eichmann pour le New Yorker, Arendt en fit, quelques mois plus tard, un livre, Eichmann à Jérusalem, pompeusement sous-titré Rapport sur la banalité du mal, et sans aucune note. En 1964, où la notoriété d’Hilberg avait grandi, en parut une nouvelle édition, « revue et augmentée », toujours dépourvue de notes et annexes documentaires. Elle se référa alors, dans « un post-scriptum », à deux ouvrages, l’un, par l’importance cardinale duquel elle avait justifié son refus de 1959 du manuscrit d’Hilberg, et l’autre, qu’elle osa recommander « plus encore, La Destruction des juifs d’Europe de Raul Hilberg ». Hilberg, après avoir résumé « ce qu’avait accompli cet individu [Eichmann] avec un personnel réduit », et éreinté Arendt et ses sornettes, conclut qu’« il n’y avait aucune “banalité” dans ce “mal” », La politique de la mémoire, Paris, Gallimard, 1996.

[25« Est-ce ainsi que les hommes vivent ? », Le Roman inachevé, Paris, Gallimard, 1956 (un an après « L’Affiche rouge »).

   

Un message, un commentaire ?

Forum sur abonnement

Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.

Connexions’inscriremot de passe oublié ?