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Les illusions sur l’Afghanistan aveuglent les États-Unis sur le dossier Russie-Ukraine

mercredi 27 septembre 2023 par Anatol Lieven

À l’occasion du deuxième anniversaire du retrait de Kaboul, si Washington oublie les leçons de la guerre, ses erreurs risquent d’être répétées.

À l’occasion du deuxième anniversaire de la débâcle finale de l’engagement américain en Afghanistan, nous devrions nous pencher sur les leçons de ce désastre pour la stratégie américaine dans d’autres pays.

Si le cas de l’Afghanistan est par nature unique, les erreurs et les échecs de Washington reflètent des schémas plus larges et plus profonds – et des pathologies – dans l’élaboration des politiques et la culture politique des États-Unis. Si l’on n’y remédie pas, ils conduiront à d’autres désastres à l’avenir.

Pourtant, la plupart des grands médias et des groupes de réflexion traitent le souvenir de la guerre américaine en Afghanistan non pas comme une source de réflexion, mais comme un embarras à oublier le plus rapidement et le plus complètement possible.

Cette approche est parallèle à celle adoptée par le courant dominant américain à l’égard de la mémoire du Viêtnam – et le résultat a été le désastre de l’Irak. L’un des aspects les plus étonnants du débat américain – pour le nommer ainsi – avant l’invasion de l’Irak, a été l’absence générale de considération, ou même de mention, de ce que l’expérience du Viêtnam aurait pu enseigner. Aujourd’hui, ce refus de tirer des leçons s’applique surtout à l’engagement des États-Unis en Ukraine.

L’échec de la diplomatie avec les talibans avant l’invasion américaine de l’Afghanistan peut être expliqué et excusé par la fureur naturellement ressentie par les Américains après les attaques terroristes du 11 Septembre et le refus des talibans de livrer immédiatement les dirigeants d’al-Qaida qui en étaient clairement responsables. Néanmoins, compte tenu des coûts effroyables engendrés par l’invasion américaine, il convient de se demander si une approche permettant aux talibans de sauver la face et de rester fidèles à leurs propres convictions n’aurait pas donné de meilleurs résultats, tant pour les Américains que pour les Afghans : par exemple, en explorant la possibilité de persuader les talibans de remettre les dirigeants d’al-Qaïda à un autre pays musulman.

Dans le cas de l’Irak, il n’y a eu aucun effort diplomatique sincère, puisque l’administration Bush avait déjà pris la décision d’envahir le pays.

La deuxième leçon de l’Afghanistan est aussi vieille que la guerre elle-même et a été soulignée par le théoricien militaire Carl von Clausewitz : il n’y a jamais de certitude de victoire à long terme dans une guerre, ne serait-ce que parce que la guerre, plus que toute autre activité humaine, est susceptible de générer des ramifications et des conséquences inattendues.

Dans le cas de l’Afghanistan, la mission consistant à éliminer al-Qaïda et à chasser les talibans du pouvoir s’est transformée en un effort bien plus important – et probablement voué à l’échec – visant à créer un État afghan démocratique moderne par le biais d’une intervention, d’une aide et d’une supervision étrangères.

Cette situation était à son tour liée à la tentative de détruire le lien ancien et exceptionnellement puissant entre la foi islamique et le nationalisme pachtoune, qui avait donné naissance aux talibans, à une grande partie de la résistance au régime communiste et à l’intervention soviétique dans les années 1980, ainsi qu’à de nombreuses révoltes contre l’Empire britannique avant cela.

Étant donné que la plupart des Pachtounes vivent au Pakistan, le conflit s’est inévitablement étendu à ce pays, entraînant une guerre civile pakistanaise qui a fait des dizaines de milliers de morts. Le refus ou l’incapacité du Pakistan à expulser les talibans afghans a fait planer la menace d’une intervention directe des États-Unis au Pakistan qui, si elle avait eu lieu, aurait provoqué une catastrophe bien pire que l’Afghanistan et l’Irak réunis.

L’incapacité à anticiper les conséquences est aggravée par le conformisme et le carriérisme. Non pas que ces tendances soient pires dans l’establishment américain qu’ailleurs. Mais la puissance et la capacité d’intervention de l’Amérique dans le monde entier amplifient leurs conséquences négatives. D’une part, elles signifient que même les experts et les journalistes qui sont en position de mieux savoir, se joignent aux fonctionnaires dans l’obéissance irréfléchie à la ligne de l’establishment du moment, qui peut n’avoir qu’une relation très tangentielle avec les réalités du pays concerné.

De retour en Afghanistan après la chute des talibans, j’ai rencontré des journalistes que j’avais connus lorsque je couvrais la guerre des Moudjahidines contre les Soviétiques et les communistes dans les années 1980. J’ai été amusé – en quelque sorte – de les voir répéter une nouvelle version du discours que Moscou et Kaboul avaient tenu dans les années 1980 : la résistance afghane n’avait pas de véritable soutien local et n’était pas vraiment afghane, et elle était entièrement la création de puissances extérieures (y compris le Pakistan) et de l’argent.

Et ce, bien que les talibans recrutent exactement les mêmes personnes dans les mêmes régions que les Moudjahidines et qu’ils se battent pour les mêmes raisons.

La situation est encore aggravée par le flot « d’experts » que les États-Unis génèrent instantanément chaque fois qu’ils se lancent dans une nouvelle aventure à l’étranger. Choisis pour leurs relations à Washington plutôt que pour leur réelle connaissance des régions concernées, ils ne pourraient pas corriger les erreurs de la politique américaine, même s’ils avaient le courage moral de le faire. De plus, leur ignorance de l’histoire et de la culture locales les rend terriblement réceptifs aux fantasmes intéressés de leurs informateurs locaux.

Aussi, j’ai été amusé, au début des années 2000, d’entendre des « conseillers » des gouvernements américain (et européen) sur l’Afghanistan déclarer que « dans les années 1960, l’Afghanistan était une démocratie réussie de la classe moyenne. » Ce syndrome américain pourrait être qualifié d’œdipien, car il est à la fois incestueux et aveugle.

Une fois que les deux partis politiques se sont engagés dans une stratégie donnée, l’establishment bipartisan de Washington a beaucoup de mal à admettre ses erreurs et à changer de cap : une tendance à laquelle l’armée américaine a aussi parfois contribué de manière désastreuse. Ce refus militaire d’admettre la défaite a ses côtés admirables ; personne ne devrait souhaiter que les généraux américains soient des démissionnaires.

C’est pourquoi l’Amérique a besoin de dirigeants politiques (y compris ceux qui ont une expérience militaire personnelle, comme Truman, Eisenhower, Kennedy et Carter) qui ont les connaissances et le courage de dire aux généraux quand il est temps de s’arrêter.

Au lieu de cela, en Afghanistan (comme l’a documenté l’inspecteur général spécial pour la reconstruction de l’Afghanistan et d’autres), les généraux et les fonctionnaires de l’administration se sont entendus pour produire des mensonges optimistes, qui ont ensuite été diffusés par des médias crédules et serviles. Aujourd’hui, cela risque d’être le cas avec le refus de l’administration Biden d’admettre que la contre-offensive ukrainienne a échoué et qu’il est donc temps de commencer à développer une stratégie politique pour mettre fin aux combats en Ukraine et aux dommages économiques et politiques que cela commence à causer aux alliés vitaux des États-Unis en Europe.

Le dernier point concernant le bilan des États-Unis en Afghanistan n’a guère besoin d’être souligné, car il l’a été à maintes reprises depuis les années 1950 par toute une série de grands penseurs américains, dont Reinhold Niebuhr, Hans Morgenthau, George Kennan, Richard Hofstadter et C. Vann Woodward. Il s’agit de la tendance de l’establishment politique américain à exagérer de manière colossale la malignité de l’ennemi du moment et le danger qu’il représente pour les États-Unis.

Au lieu d’un mouvement nationaliste dirigé par les communistes pour réunifier le Viêtnam, les communistes vietnamiens ont été présentés comme une force qui pourrait commencer à renverser une rangée de « dominos » qui s’achèverait par la victoire des communistes en France et au Mexique. Au lieu d’un dictateur régional de pacotille, Saddam Hussein est devenu une menace nucléaire pour le territoire américain. Les talibans, une force entièrement afghane, devaient soi-disant être combattus en Afghanistan pour que nous n’ayons pas à les combattre aux États-Unis.

Et aujourd’hui, les responsables américains, dans leur rhétorique, parviennent d’une manière ou d’une autre à combiner les croyances supposées que la Russie est si faible que l’Ukraine peut vaincre complètement l’armée russe et saper de manière catastrophique l’État russe, et que la Russie est si forte que si elle n’est pas vaincue en Ukraine, elle constituera une menace mortelle pour l’OTAN et la liberté dans le monde entier.

Comme l’écrivait Loren Baritz en 1985 à propos de l’effacement de la mémoire du Viêtnam aux États-Unis :

  • « Notre pouvoir, notre complaisance, notre rigidité et notre ignorance nous ont empêchés d’intégrer notre expérience du Viêtnam dans notre façon de penser à nous-mêmes et au monde… Mais il n’est pas nécessaire de penser s’il n’y a pas de doute. Libérés du doute, nous sommes libérés de la pensée. »

Il serait bon de penser qu’à l’occasion de cet anniversaire, et face à des dangers encore plus grands en Ukraine, l’establishment et les médias américains se pencheront sérieusement sur ce qui s’est passé en Afghanistan.

Anatol Lieven

Anatol Lieven est directeur du programme Eurasie au Quincy Institute for Responsible Statecraft. Il était auparavant professeur à l’université de Georgetown au Qatar et au département des études sur la guerre du King’s College de Londres.

Source : Responsible Statecraft, Anatol Lieven, 06-09-2023

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises


Voir en ligne : https://www.les-crises.fr/les-illus...


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