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Retour sur « la défaite de l’Occident » d’Emmanuel Todd

dimanche 31 mars 2024 par Pierre Lenormand (ANC)

- En brisant un certain nombre de tabous et d’idées convenues, Emmanuel Todd s’est attiré beaucoup d’ennemis : déjà, son hostilité à l’UE et à l’euro allait à l’encontre de la doxa officielle ; son refus de considérer Poutine comme un tyran et/ou un fou, va à l’encontre de la russophobie ambiante : son rejet de la fable des ‘démocraties’ venant au secours d’une jeune démocratie libérale agressée va à l’encontre de la propagande de guerre occidentale. Guerre qu’il décrit comme celle d’ ‘oligarchies libérales’ contre la ‘démocratie autoritaire’ russe. En cela, comme d’autres contributions l’ont souligné, la lecture de cet ouvrage est donc salutaire…

- On y trouvera aussi quelques poncifs comme ‘la chute’ du communisme’ ou ‘la fin des idéologies’ qu’il semble curieusement reprendre à son compte, comme la référence au scepticisme de Raymond Aron sur le sens de l’histoire, en exergue de l’ouvrage. Son appel à l’empirisme et au pragmatisme peut agacer. Mais Todd a fait aussi la preuve qu’il était capable de revenir sur certaines de ses annonces, comme par exemple son imprudent pari sur le ‘hollandisme révolutionnaire’.

→ Il nous faut donc essayer, de notre point de vue, d’y voir un peu plus clair, ce qui n’est pas facile face à un ouvrage aussi foisonnant.

De sa brève jeunesse communiste Todd a gardé quelques réflexes utiles, mais il a pris ses distances avec le marxisme. Pour lui, le moteur de l’histoire ne serait pas, ou plus, la lutte de classes. Ainsi conclut-il l’introduction de son livre : ‘Une vérité simple apparaîtra : la crise occidentale est le moteur de l’histoire (celle) que nous vivons », précise-t-il (page 36). Mais en même temps les transformations de la structure de classe des sociétés contemporaines y trouvent leur place : il y a d’ailleurs aussi consacré un ouvrage (les luttes de classe en France au XXIème siècle (Seuil, 2020).

La guerre en Ukraine est pour Todd le révélateur ou plutôt la confirmation de ce qu’il avait annoncé. Mais, ‘paradoxe de ce livre, une action militaire de la Russie nous amènera à la crise de l’Occident’ (p. 35). Cette guerre réserve donc aussi des surprises. Todd en dénombre dix, soit autant de chapitres qu’il examine successivement. Une place particulière est faite à ‘la dixième et dernière surprise (…) en train de se matérialiser. C’est la défaite de l’Occident. On s’étonnera d’une telle affirmation alors que la guerre n’est pas terminée. Mais cette défaite est une certitude, parce que l’Occident s’autodétruit plutôt qu’il n’est attaqué par la Russie’ (p. 20).

Sa démarche et ses conclusions doivent être prises au sérieux. Rappelons que dans son livre ‘la chute finale, essai sur la décomposition de la sphère soviétique’, il annonçait en 1976 la fin de l’URSS. En 2002, dans son après l’Empire, essai sur la décomposition du système américain, il renouvelait l’exercice qui le conduit aujourd’hui à mettre au centre de sa réflexion ‘la crise occidentale et plus spécifiquement américaine, terminale, qui met en péril l’équilibre de la planète’.

A l’origine de cette crise, Todd reprend une idée développée déjà à plusieurs reprises, l’effondrement du fait religieux, qui même réduit au monde chrétien, est à bien des égards paradoxale.

I. Le protestantisme, la religion, l’état : une approche idéaliste

A l’origine de la réflexion de Todd, on trouve l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, deux articles de 1904 et 1905 du sociologue allemand Max Weber (réunis dans une traduction française en 1964) établissant la rationalité du capitalisme : une analyse de l’intérieur, à partir des idées, et non de l’extérieur, à partir des données économiques, comme l’avait fait Marx.
La référence fondamentale, constante, à la religion inscrit la démarche de Todd dans la tradition idéaliste, qu’il revendique d’ailleurs. Pour définir l’Occident, écrit-il, ‘je vais donner une importance cruciale à la religion. A l’origine et au coeur du développement occidental, on ne trouve pas le marché, l’industrie et la technique, mais (…) une religion particulière’, celle de Luther et Calvin.
‘A l’origine le protestantisme se trouve doublement au coeur de l’histoire de l’Occident : pour le meilleur avec l’essor éducatif, puis économique, et pour le pire avec l’idée que les hommes sont inégaux’ (p. 139). S’ensuivrait une possible indulgence ou complaisance envers les discriminations et les racismes, dont seraient a priori préservés chrétiens catholiques et orthodoxes.

Mais l’ambition de Todd est de ‘dépasser Weber’, car ‘la mort, aujourd’hui, du protestantisme est la cause de la désintégration de l’Occident, et plus prosaï-quement de sa défaite’ (id). S’attachant en premier lieu au cas états-unien, il distingue 3 étapes dans son effondrement. On y serait passé d’une religion ‘active’ à une religion ‘zombie’ (n’en gardant que les apparences), jusqu’à disparition quasi complète, au niveau ‘zéro’.
Divers éléments sont pris en compte, comme la fréquentation des offices, le recours croissant aux incinérations et le mariage pour tous.

Cet accent mis sur les religions, et non sur les idéologies qui - via diverses injonctions leur sont liées - surprend. Todd n’ignore pas qu’il existe une idéologie libérale, puis néolibérale, comme une idéologie communiste, tout à fait identifiables [1]. Todd s’en tient cependant au religieux : faut-il y voir un simple effet du thème ressassé de ‘la fin des idéologies’ ou de son souci de principe : ‘intégrer mieux (…) les besoins spirituels de l’homme’ (p. 32).
Mais nul n’est tenu de le suivre sur ce terrain.

Contre une idée chère aux Français, le protestantisme aurait ‘aussi été le premier moteur du développement des états-nations’. On assisterait aujourd’hui, parallèlement au repli religieux, à ‘l’évaporation de l’état-nation’. Evaporation entamée dans l’OTAN. et poursuivie par l’Union Européenne.

Dans son chapitre 6, il décrit longuement cette ‘évaporation’, également en trois étapes, telle que le montrerait la Grande Bretagne, passée du stade de nation ‘active’ à ‘inerte’ pour en arriver au stade ‘zéro’. La désintégration religieuse, la fin du ‘Welfare state’, la réaction thatchérienne et le Brexit auraient ainsi conduit la nation à la pauvreté et à l’anomie, sans règle et sans conscience collective.
Avec une économie détruite et sans grandes ressources naturelles, sous l’emprise de nouvelles élites acquises au wokisme, l’état britannique est devenu totalement dépendant des Etats-Unis et réduit à une impuissance de fait, que son engagement belliciste ne peut masquer (p. 194 à 229).

Mais peut-on véritablement parler d’état ‘zéro’ : comment alors expliquer les atteintes massives aux services publics, à la protection sociale, au droit du travail, aux systèmes publics de santé et d’éducation mises en oeuvre partout en Europe ?
Comment de même comprendre la multiplication des subventions publiques au capital privé pour soutenir les profits et les investissements, la démolition méthodique des conquis sociaux par les gouvernements et les parlements, et la mobilisation des appareils répressifs d’état pour briser les mobilisations qui osent les contester ?
Sans oublier bien sûr la croissance de tous les budgets des armées.

Emmanuel Todd aurait-il oublié la nature profonde de l’état, comme instrument des classes dominantes, qu’il a pourtant souvent analysées ? Les états occidentaux sont aujourd’hui très éloignés des promesses de l’après guerre, car passés au service d’oligarchies de plus en plus étriquées, qui pour assurer leur survie et l’achèvement du ‘tout marché’, utilisent sans vergogne toutes les ressources de ces états qu’ils vouent par ailleurs à la disparition.
Ce que vient d’ailleurs de souligner Bruno Lemaire, décrétant la fin de ‘l’État Providence’ au profit d’un état d’un nouveau genre présenté comme ‘protecteur’, inspiré peut-être par la politique du ‘dorlotement’ (tittytainment) préconisée dès 1995 par Brzezinski à destination des 20 % de la population mondiale décrétés inutiles à l’économie capitaliste.

Cette même hypothèse est reprise pourtant dans le chapitre 8 qu’il consacre à ‘la vraie nature de l’Amérique’ qui présenterait le degré ultime de déliquescence de l’état et des sociétés occidentales : ‘oligarchie et nihilisme’. On y reviendra.

II. Des instruments d’analyse qui sont ceux de l’anthropologie et de la démographie

Dans cet ouvrage, Todd utilise un certain nombre de données explicatives qui lui sont habituelles :

- Une place particulière doit être faite aux structures familiales et de parenté
opposant, en simplifiant beaucoup, les structures communautaires, propres aux familles élargies, chez les Russes par exemple, et les familles nucléaires, reposant sur le couple, répandues dans les sociétés occidentales.

Il en tire des conclusions radicales : la famille communautaire, productrice ‘d’égalitarisme et d’autoritarisme’, serait donc, comme naturellement, productrice ‘aussi de communisme’ (p. 120). Dans un autre passage , il confirme qu’à son sens le poids des systèmes familiaux l’emporterait sur celui de la révolution bolchevique et de Lénine (p. 55-56).

A l’inverse, le fonds familial nucléaire, individualiste et inégalitaire (voir aussi p. 324) aurait conduit à la démocratie libérale et à l’affirmation du capitalisme. Todd n’ignore évidemment pas dans ce développement, outre le protestantisme, le rôle des villes textiles flamandes et des banquiers lombards, mais il n’en souffle mot.

Dans les deux cas, il donne la prééminence aux données de structure, non seulement comme des conditions favorables mais comme des facteurs déterminants. On n’est pas obligé de suivre ce ‘familialisme’ jusque là.
Dans le même esprit, suivant que l’autorité au sein des familles soit paternelle ou partagée, l’anthropologue Todd distingue les sociétés patrilinéaires où tout dépend du père, dominantes dans une majeure partie du monde (comme l’indique la carte p. 327) et celles marquées par la bilatéralité, dans les familles nucléaires reposant sur le couple, propres aux sociétés occidentales.

Todd emprunte ainsi beaucoup au structuralisme, suivant lequel la vérité ne peut être comprise qu’en examinant les structures qui façonnent les individus et les évènements, système de pensée devenu prédominant dans les années 60 et 70, en opposition au marxisme.

- Mais comme toujours, Todd s’appuie aussi sur tout un appareil de données et statistiques démographiques, objectives, mesurables, qui apparaissent assez largement explicatives, voire convaincantes.

- Il souligne notamment des taux de fécondité partout désormais faibles : autour de 1,6 enfant par femme dans le monde libéral occidental stricto sensu (Etats unis, Royaume Uni, France, Scandinavie), 1,5 en Allemagne et en Russie, 1,2 en Ukraine : ‘Partout les populations semblent désormais incapables de se reproduire’ (p. 336). Pour la Russie, chute de la population et arrivée de classes creuses sont sources d’inquiétudes : ainsi se donne-t-elle ‘cinq ans pour gagner la guerre’ (p. 67).

- il note aux USA comme en France, l’augmentation de la mortalité infantile
et la chute récente de l’espérance de vie dans les pays occidentaux, alors que la Chine poursuit son rattrapage (graphique p.207).

- Il recourt par ailleurs à des ‘indicateurs’ comme le taux de suicides et le taux d’homicides. Après avoir plus que doublé (de 14 à 34 pour 100 000 habitants ) pendant la période Eltsine, le taux d’homicides est en Russie revenu à 4,7 en 2020. D’autres comme les décès par alcoolisme, ou le nombre de détenus par million d’habitants (530 aux Etats-Unis contre 300 en Russie) sont également des marqueurs négatifs de la santé physique et morale des populations (p. 38). Todd évoque aussi le taux d’obésité : 42 % de la population est en surpoids aux USA (p. 264).

- A l’inverse, le fait qu’il y ait plus d’ingénieurs russes que d’ingénieurs américains confirme le redressement économique et industriel de la Russie.
Ce sont là des éléments essentiels à la compréhension du monde réel.

III. Du rôle des transformations de la société

Deux transformations majeures ont selon Todd affecté les sociétés contemporaines :

- Après 1945, ‘la mise sous tutelle soviétique déclencha dans toute l’Europe de l’Est un décollage éducatif. L’idéologie communiste a en effet en commun avec le protestantisme l’obsession de l’éducation » (p.127). Cet effort , considérable et bien entendu très positif, ‘engendra’, comme l’indiquent les données statistiques, de nouvelles classes moyennes. Le développement de ces couches intermédiaires serait pour Todd un élément explicatif de la décomposition de la sphère soviétique, démocraties populaires incluses : ‘fabriquées par le communisme, ces couches moyennes une fois libérées ont mis leurs prolétariats au service du capitalisme occidental’ (p. 137) et plus précisément, peut-on ajouter, de l’industrie allemande.

Cet essor est aussi un élément essentiel de ‘la décomposition du système américain’. La perte attendue ou provoquée des repères, et d’abord des repères de classe, a fait de l’extension des ‘classes moyennes’ un projet et une cible idéologique de choix pour assurer la perpétuation des sociétés capitalistes.
On serait aujourd’hui passé à un stade plus avancé de la ‘décomposition endogène de l’Amérique et de l’Europe, par l’éducation supérieure, la dissolution des croyances collectives, l’atomisation mentale de leurs peuples et de leurs élites’ (p. 313).

- Les délocalisations industrielles massives vont de leur côté réduire les effectifs et la place de la plupart des classes ouvrières occidentales. ‘Je viens de comprendre, un peu tard je l’admets, (ce) que ce monde est advenu par la grâce de la globalisation’. (...). ‘Le libre échange absolu corrompt absolument’. Il en résulte un ‘prolétariat occidental transformé en une plèbe vivant largement du travail des Chinois et d’autres peuples du monde (p. 314 ).

S’agissant de la France, il va plus loin encore : « Les partis de gauche (…) s’appuyaient sur des classes ouvrières exploitées. Les partis populistes s’appuient sur des plèbes dont le niveau de vie dérive largement du travail sous-payé des prolétaires de Chine du Bangla Desh ou d’ailleurs. (…) Les électeurs populaires du Rassemblement National sont au regard de la théorie marxiste la plus élémentaire, des extracteurs de plus value à l’échelle mondiale, ils sont normalement de droite (p. 315).

Ce ne serait donc plus les capitalistes, mais les couches populaires qui seraient désormais des ‘extracteurs de plus value’ ? Engels puis Lénine avaient déjà souligné, il est vrai, ‘la participation indirecte des classes ouvrières de l’ouest, via l’exploitation coloniale, aux surprofits générés par l’impérialisme’ (p. 312). Elles n’en n’échappaient pas pour autant à l’exploitation capitaliste, qu’elles combattirent pied à pied, puis avec succès à la suite de la victoire contre le nazisme.

Mais le parallèle que Todd - à la suite de la prophétie de l’anglais Hobson dans son livre ‘Imperialism’ en 1902 - introduit entre les prolétariats d’aujourd’hui et ‘la plèbe romaine assistée’ (p. 312), livrée ‘au pain et aux jeux’ paraît bien décalée. Elle dénote aussi à mon sens une vision très personnelle de la réalité sociale, que l’on retrouve dans la pyramide des 4 couches sociales que Todd établit pour la France aux lendemains de la crise des gilets jaunes (2) : couches définies non pas comme classes en fonction de leur rapport au capital et au travail, mais comme des catégories socio-professionnelles qui font disparaître la réalité de l’exploitation capitaliste, sous ses formes anciennes mais aussi nouvelles.
Comment dès lors arracher à la réaction un prolétariat défini non pas comme l’ensemble de tous ceux qui n’ont que leur travail pour vivre (privés d’emploi, chômeurs, temps partiels, handicapés et précaires inclus), mais réduit aux seuls ‘30 % d’ouvriers et employés non qualifiés’ ?

IV. Nihilisme, postmodernité.

Au terme de sa dégénérescence, l’Amérique serait donc en proie au ‘nihilisme’, initié par les couches supérieures de la société, passées des luttes sociales aux questions ‘sociétales’ concernant les diverses minorités et les comportements sexuels délictueux.
Todd n’utilise pas le terme sociétal, comme il n’utilise qu’accessoirement celui de postmoderne [2]. Le mot apparaît dans le titre du chapitre 3 consacré à la vague de sentiments antirusses - en grande partie irrationnelle - en Europe orientale, ‘une russophobie postmoderne’. Il refait surface p. 337, pour rappeler que les Russes sont aussi des postmodernes qui pensent d’abord à leurs plaisirs et à leurs peines, et pour qualifier le nihilisme de forme extrême de la postmodernité’.

On a résumé l’état d’esprit postmoderne comme le renoncement aux valeurs héritées des Lumières : la reconnaissance des droits fondamentaux de l’homme, l’universalisme, la raison, le progrès. Né dans les couches supérieures de la bourgeoisie, les plus éduquées notamment, et d’abord au sein des universités états-uniennes, ce renoncement s’est affirmé avec le retour du racialisme et les succès de la théorie du genre : il conduit à une confusion entre le fait et le discours, à la primauté de l’émotion sur la raison, à la négation du progrès, et à un relativisme absolu, autant de traits partagés par la plupart des post-modernes.

Todd préfère pour sa part, ‘après avoir beaucoup hésité’ (p. 243) à parler de nihilisme, qu’il définit comme ‘l’état d’esprit qui nie la réalité du monde et tend vers la guerre’.

- Pour Todd, cet état d’esprit trouverait son origine dans le ‘surgissement d’un féminisme radical’ (p. 325). La défense puis la promotion de l’homosexualité et de la bisexualité, nourrissant une idéologie gay puis LGBT, et la légalisation du mariage pour tous relèvent à des degrés divers d’un déni de réalité, qui atteint son comble avec le phénomène transgenre.
Todd a beau jeu de rappeler que les deux sexes sont inscrits dans nos gênes, xx ou xy, femelle ou mâle, et ce quels que soient les comportements, les traitements hormonaux ou les opérations chirurgicales (p. 257). La négation du biologique par les théoriciens les plus extrêmes du ‘genre’ rejoint le refus de la raison et le relativisme général propres aux postmodernes.

- Reste le second aspect du nihilisme, qui tend vers la guerre. Todd affirme son besoin ‘d’un concept central qui symbolise la conversion de l’Amérique du bien au mal’ (p. 244). Il l’ emprunte, après avoir beaucoup hésité aux Allemands Rausschning (1939) et Leo Strauss (1941). ‘La dynamique allemande des années 30 et la dynamique américaine actuelle ont en commun d’avoir pour moteur le vide (…) La vie politique fonctionne sans valeurs, elle n’est qu’un mouvement qui tend vers la violence’ (p. 245).
Appliqué aux USA,, ce vide induit, à côté des obsessions résiduelles comme l’argent et le pouvoir, une propension à l’autodestruction [3], au militarisme…

V. La guerre, entre géopolitique et nihilisme

‘Revenons à la géopolitique : la guerre d’Ukraine clôt le cycle ouvert en 1990.
Trois décennies ont suivi la guerre froide et plongé l’OTAN dans le piège ukrainien’ (p.335). Pour Todd, les Etats Unis sont ‘l’acteur central de cette marche à la guerre’ contre ‘la Russie, nation inerte mais stable’ (p. 338).

Parce qu’il reste convaincu, contre toute réalité objective, de sa supériorité économique et militaire, l’occident a cru pouvoir en finir avec la puissance montante russe et au monde multipolaire auquel elle travaille . L’Amérique et ses vassaux se sont lancés imprudemment dans une ‘guerre non conventionnelle, sans hommes sur le terrain’. (…) ‘Nous faisons faire la guerre dont nous avons besoin par un pays à bas coût : le corps humain ne coûte pas cher en Ukraine (p. 318).

Cette guerre est pour l’Occident exclusivement économique, faite de considérables livraisons d’armes et de munitions. Celles-ci trouvent désormais leurs limites, qu’une Russie stabilisée, disposant d’immenses ressources naturelles et demeurée industrielle, ne connaît pas. Parce que ‘la guerre sans industrie est un oxymore’ (p. 29-30) cette guerre par procuration ne peut plus être gagnée par l’Occident.

La guerre a pourtant révélé ‘la résistance inattendue’ voire paradoxale de l’Ukraine, ‘état en faillite’ (p.73) et ‘profondément divisé’ : une Ukraine occidentale ultra nationaliste, une Ukraine centrale autour de Kiev, et une Ukraine orientale (d’Odessa au sud à Kharkiv au nord, par le Donbass) vaste croissant de régions russophones, pour Todd clairement russes.
Todd évoque à peine la politique antirusse et la véritable guerre menée par Kiev dans le Donbass depuis 10 ans, suite au coup de Maïdan qui a donné en 2014 tous les pouvoirs aux cadres militaires et politiques de l’ouest et du centre (p. 90-96).

Les pressions occidentales - notamment de l’UE qui a sommé le gouvernement de Kiev de choisir entre elle et la Russie - ont eu pour effet de refuser tous les projets d’accords de paix, possibles encore en décembre 2021. Fin janvier, le secrétaire d’état américain ‘Blinken a dit non’ . C’est à ce ‘moment qu’elle a choisi’ (p. 365) que la Russie a déclenché, au nom de la souveraineté, l’opération militaire spéciale, reconnue désormais comme une véritable guerre, et qu’elle a les moyens de remporter.

Car une autre raison de la défaite prévisible de l’Amérique et de ses vassaux tient à la nouvelle configuration du monde. La poursuite de ‘l’exploitation économique du monde par l’occident’ (p. 311 et suiv.) et la fin de l’emprise des nouvelles ‘valeurs’, promues par ses deux branches, américaine européenne’, ont définitivement isolé l’Occident [4].
La réalité du monde, c’est ce double antagonisme, économique et anthropologique qui oppose le Reste du monde à l’Ouest (p. 310). La politique des sanctions a enfin poussé ce ‘Reste du monde’ à ne pas condamner, voire à soutenir la Russie dans son effort pour briser l’OTAN’. L’Union Soviétique avait puissamment contribué à la première décolonisation ; une multitude de pays attendent de la Russie qu’elle concoure aussi à la deuxième (p. 311).

En conclusion, Todd s’interroge sur l’issue que les Etats Unis donneront à cette guerre, et il s’inquiète. Comment cette oligarchie libérale, travaillée par le nihilisme qui règne sur une économie en décomposition (chapitre 9) et dirigée depuis le ‘village’ et ‘la petite bande’ de Washington par des ‘Américains sans mémoire’ va-t-elle sortir de la surenchère guerrière dans laquelle ‘l’Amérique post-impériale’ s’est enfermée ?
Todd ‘s’interdit toute prédiction raisonnable quant aux décisions ultimes de ses dirigeants [5] et conclut : gardons à l’esprit que le nihilisme rend, tout, absolument tout, possible’.
______

J’y ajouterai une autre inquiétude, celle de l’absence des peuples. En postulant que ce sont les structures, familiales ou sociales qui déterminent les systèmes politiques et leur devenir, Todd réduit au minimum le rôle de l’action politique et des mouvements militants. Il avait ailleurs souligné que les progrès de la condition féminine devaient plus aux besoins du capitalisme qu’aux mouvements féministes.

Pourtant, a souligné depuis Vera Nikolski, renoncer à ces luttes serait prendre des risques inconsidérés.

Qu’en est-il de la paix et de la guerre ?
Faut-il attendre que la crise de l’Occident, rendant la victoire de la Russie inéluctable, conduise après de longues négociations, à la paix et à la fin des horreurs de cette guerre, dont les peuples ukrainien et russe font aujourd’hui les frais ?

Quelle place pour l’action contre la guerre et pour la paix, quand un simple accident frontalier, ou l’envoi de troupes sur le terrain par des dirigeants irresponsables pourrait conduire à la catastrophe d’une guerre mondiale ?

N’oublions pas non plus les puissants groupes militaro-industriels, devenus l’un des derniers centres de profits, qui ont tout intérêt à ce que cette boucherie continue sur le terrain le plus longtemps possible.
N’y a-t-il pas danger à démobiliser, à désarmer les peuples dans les luttes nécessaires pour en finir en Ukraine, comme à Gaza et ailleurs, avec toutes les guerres ?


[1S’agissant de l’Angleterre, Todd reconnaît l’importance de l’idéologie néolibérale. On peut penser qu’elle a dû jouer aussi un rôle dans ‘l’effondre-ment, ou la débâcle, l’implosion de l’Union Soviétique’. Todd revient d’ailleurs dans sa conclusion sur « l’illusion originelle que la chute de l’URSS découlait d’une victoire américaine », au motif que « les Etats-Unis étaient eux-mêmes en déclin depuis vingt cinq ans ». L’argument convainc peu. Sans doute les prémisses de ce déclin en étaient visibles suivant les critères de Todd, mais le coup d’état contre Allende au Chili en 1973 a bel et bien signé la victoire des Chicago Boys et le triomphe d’un nouvel esprit du capitalisme, que l’on ne détaillera pas ici. Dans cette deuxième phase de la guerre froide, les dépenses militaires imposées à l’URSS et les difficultés de l’économie centralisée ont joué leur rôle. Mais l’idéologie néolibérale aussi. En pénétrant profondément les cadres du régime elle est une des causes ayant conduit non pas à la ‘chute du communisme’, mais à défaite du soviétisme, parachevée dans la trahison par ses plus hauts responsables des principes - il en existe - et des acquis sociaux du ‘socialisme réel’.

[2La pyramide des 4 couches sociales établie par Todd en 2020 était la suivante : l’aristocratie stato-financière (1%) la petite (?) bourgeoisie des cadres et professions intellectuelles supérieures CPIS (19%), la majorité atomisée des agriculteurs, professions intermédiaires, employés qualifiés, artisans et petits commerçants (50 %), le prolétariat des employés et ouvriers non qualifiés (30%).

[3Parmi les aspects mortifères du nihilisme états-unien, Todd souligne l’augmentation parallèle de la mortalité et des dépenses de santé : ‘dépenser plus pour mourir plus’. La diffusion massive et dramatique d’antidouleurs dangereux, addictifs, à base d’opioïdes, soutenue par le Congrès, relève, écrit-il, d’une entreprise de destruction de la population. (p.248)

[4Todd retrouve ici le poids des structures familiales. Les taux de patrilinéarité élevés cohabitent avec un système familial communautaire, égalitaire, anti-individualiste et réfractaire à un féminisme radical : ils dessinent un énorme bloc de l’Afrique de l’ouest au Kamtchatka (carte p.327), proche de la carte de l’homophobie (p. 331). C’est le ‘Reste du monde’, opposé de plus en plus aux nouvelles ‘valeurs’ promues par l’américanosphère. Le conservatisme sur le plan des mœurs affiché par la Russie lui attire à l’inverse beaucoup de sympathie dans cette partie, majoritaire, de la planète, (p. 330).

[5Todd consacre à Gaza un post-scriptum : ‘Nihilisme américain : la preuve par Gaza’. Là aussi, ‘s’agissant de ses choix stratégiques, nous devons abandonner toute rationalité’.

   

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